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Pour Pascal Hufschmid, directeur du Musée International de la Croix Rouge et du Croissant Rouge, l’importance est d’essayer et de prendre un pas de côté.

Pascal © Magali Dougados.png

A lire.

Anna Beaujolin : Mon invité aujourd’hui est le Directeur du musée international de La Croix Rouge et du Croissant Rouge, Pascal Hufschmid. Il est passé par le Musée d'Orsay, la fondation Henri Cartier Bresson à Paris, puis le musée de l'Élysée à Lausanne. Pour Pascal, l'art et les musées permettent de mieux comprendre le monde qui nous entoure. Il questionne le rôle des musées, des institutions et de la place qu'elles doivent prendre dans nos sociétés. Bonjour Pascal Hufschmid,

Pascal Hufschmid :  Bonjour ! 

A.B. : Vous avez commencé votre carrière professionnelle en tant que guide conférencier aux Nations Unis. Est-ce que revenir ici, c'est un petit peu revenir à vos premiers amours ? 

P.H. : C'est certainement revenir dans un quartier de la ville et dans un type de conversation qui n'a pas arrêté de me passionner depuis que j'ai débarqué à Genève pour faire mes études. Comprendre Genève comme un lieu où des décisions sont prises au quotidien par tout un tas d'organisations qui ont un impact direct sur la vie de millions de personnes dans le monde me fascinait à ce moment-là. J'avais vraiment envie de faire partie de ces conversations, de comprendre quels en sont les enjeux. Je l'avais fait pendant mes études avec ce job de guide que j'ai adoré, qui m'a énormément formé. De revenir ici maintenant, quinze ans après, est une chose très belle pour moi parce que cet intérêt ne m'a jamais quitté, sauf que maintenant, j'aborde ces questions avec ma formation d'historien de l'art et mon expérience du monde de l'art. Je pense que j'apporte maintenant une perspective différente et peut-être qui permet d'ouvrir ces débats à un public beaucoup plus large, du moins c'est ce que j'ambitionne de faire ici au musée. 

A.B. : J'allais commencer en fait par vous demander votre premier souvenir dans un musée parce que c'est votre formation, mais en fait quel a été votre premier contact avec le monde de l'humanitaire ?

P.H. : Mon premier contact avec le monde de l'humanitaire a été très proche du premier contact que tout le monde a avec l'humanitaire. C'est une information, c'est quelque chose qu'on voit à la télé, qu'on entend à la radio, qu'on lit dans les journaux, ça fait partie d'un quotidien médiatique auquel on peut s'intéresser. Pour moi, c'était beaucoup de discussions en famille sur l'état du monde, une curiosité à m'intéresser sur le pourquoi des choses. Je me souviens de discussions toujours fascinantes avec mon père, quand on regardait le téléjournal, ou à la suite de ce journal, pour mieux comprendre ce qu'on venait d'entendre. J'étais toujours curieux de ça. Ensuite, l'humanitaire pour moi est devenu un objet de réflexion et d'interrogation, de manière beaucoup plus concrète lorsque je suis arrivé aux Nations Unis, où je me suis rendu compte de beaucoup d'enjeux que j'ai été formé à transmettre et à expliquer. C'est par cette voie là que je suis arrivé dans l'humanitaire. Après, je pourrais rajouter à ça un engagement bénévole et constant de ma part dans différents milieux, surtout en lien avec la culture, ou à vrai dire, être là pour les autres, donner de son temps, s'engager, je n'avais pas conscience que c'était aussi une posture humanitaire. Je me rends compte après coup que c'est quelque chose que j'ai beaucoup fait dans différentes associations et c'était ma manière d'être là et d'affirmer ce qui en fin de compte est un principe : le principe d'humanité qui est à la base du travail qu'on fait ici à La Croix Rouge. 

A.B. : Est-ce qu'on peut juste faire une visualisation spatiale pour les gens qui nous écoute et je pense aux douze témoins notamment qui nous accompagnent tout au long de ce parcours interactif et pédagogique. 

P.H. :  Bien sûr. Le musée est vraiment une expérience immersive. Concrètement, vous arrivez au musée dans ce quartier au cœur de la Genève Internationale, vous êtes entourés de grands symboles. En arrivant au musée, vous serez passés devant les Nations Unies, vous aurez vu poindre le bâtiment de l'OMS, vous serez passés devant le HCR. Il y a beaucoup de grands symboles. Le musée se niche dans une colline, sur le flan du siège du CICR, où encore une fois vous avez un très grand symbole, vous reconnaissez directement le logo. Vous entrez dans le bâtiment du musée par un atrium qui se trouve à l'extérieur qui avait été conçu par les architectes dans les années 80 pour vraiment tout de suite impacter le visiteur et lui donner une sensation très forte de solennité. Le langage architectural qui avait été choisi à l'époque est celui du béton, des verres fumés, du métal. On voulait vraiment faire un impact fort à un moment où on n'avait pas de téléphone portable dans la main. Vraiment un moment analogue, fin des années 80, où l'accès aux images et aux nouvelles n'était pas les mêmes. Architecturalement l'idée était de dire : "Regarde ! Ici on va te parler de quelque chose d'important." Maintenant, je questionne beaucoup cette expérience d'arrivée au musée et j'ai beaucoup de projets avec mes collègues pour changer cette grammaire et permettre une autre manière d'engager la conversation, mais on en parlera peut-être plus tard. Ensuite, vous entrez dans un espace d'accueil qui est très esthétique et qui vous donne la possibilité soit d'aller découvrir l'exposition permanente soit d'aller visiter l'exposition temporaire, ou les deux. Mon prédécesseur Roger Mayou a fait ce choix très courageux de présenter une exposition permanente à travers trois grands thèmes qui sont : "Défendre la dignité humaine", "Rétablir les liens familiaux" et "Diminuer l'impact des catastrophes naturelles". Trois grands thèmes qui permettent de parcourir l'ensemble des activités du mouvement international de La Croix Rouge qui est un mouvement très élaboré avec beaucoup de différentes parties prenantes, plus de 20 millions de personnes dans le monde associées à ce mouvement et qui donnent aux visiteurs une vue d'ensemble. A cette vue d'ensemble, s'ajoute une compréhension des enjeux et une porte ouverte sur l'histoire du mouvement et la grande Histoire que le mouvement a parcouru au grès des différents conflits mais aussi des différentes catastrophes naturelles. C'est surtout une exposition qui donne une place très forte aux émotions. L'exposition est racontée aux visiteurs grâce à un audioguide. Il est accueilli par 12 témoins présentés sous forme d'hologrammes de manière assez solennelle. Ils sont soit des spécialistes de l'action humanitaire, soit affectés par des catastrophes ou d'autres situations complexes. Et ces douze témoins sont le fil rouge de cette exposition. Au fur et à mesure que l'exposition est racontée au visiteur, il y a différentes stations dans lesquelles on a la possibilité d'interagir avec ce témoin qui nous raconte son histoire. Ce sont toujours des histoires très différentes, des histoires incarnées, qui permettent de se dire que ce ne sont pas juste des chiffres, pas juste des statistiques, pas juste des images à la télé, mais ce sont réellement des personnes comme moi. A cela s'ajoute aussi différents espaces interactifs qui permettent aussi aux visiteurs de jouer, d'acquérir ou de découvrir des connaissances en jouant et en interagissant. On a des choses qui sont très sympa à faire et à découvrir. C'est une expérience extrêmement riche au bout duquel le visiteur peut découvrir un espace d'actualités, d'exposition temporaire qui change selon différents thèmes, puis remonter et profiter des différents espaces du musée, du restaurant lorsque les restaurants étaient ouverts, et d'autres options encore qui se présentent à lui à la fin avec notamment une boutique et un espace focus dans lequel nous faisons le point sur l'actualité des missions dans le monde. Ça c'est le projet de mon prédécesseur. C'est un projet pour lequel j'ai immensément de respect. J'ai été maintenant engagé au musée il y a un an et demi pour imaginer avec mes collègues la prochaine étape. Penser, repenser cette installation et ces expositions. Comme le disait d'ailleurs très bien Roger lorsqu'on a eu notre moment de tuilage tous les deux, il m'a dit : "Moi j'ai fait ça, on s'était dit que ça durerait 15 ans, maintenant c'est à toi d'inventer la suite." 

A.B. : C'est quoi votre agenda ? 

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“Le projet que j'amène ici c'est de penser le musée comme un lieu de création, un lieu de mémoire et un lieu de débat autour des principes, des valeurs et de l'actualité de l'action humanitaire.”


P.H. : Alors, pour vous expliquer ça, je peux revenir à ce moment où je travaillais de l'autre côté de la rue, quand j'étais guide. Je prenais le même bus mais je marchais dans l'autre sens, je descendais pour aller aux Nations Unies. N'étant pas un humanitaire de terrain, je suis très conscient - et c'est pour ça que je suis là à vrai dire - de comment l'action humanitaire peut-être perçue, et je me mets toujours du côté du visiteur dans l'ensemble des projets que j'ai mené au musée. Parce que cette posture que j'habite avec fierté, c'est celle aussi du visiteur. 99% des personnes ne sont pas allées sur le terrain, ne sont pas formées au droit international humanitaire, mais ça ne veut pas dire qu'elles ne sont pas légitimes à y réfléchir, à en parler et faire partie des discussions qui sont au cœur de cette Genève Internationale, d'autant plus si ces discussions portent sur une humanité qu'on partage tous. Ça c'est le présupposé de base qui m'amène à poser une seule question. Une question très simple et très compliquée en même temps, qui détermine l'ensemble de la stratégie. Elle devient très concrète quand vous arrivez au musée dans l'atrium, parce que vous êtes recouvert en hauteur par deux immenses emblèmes que vous reconnaissez tout de suite : l'emblème de La Croix Rouge et l'emblème du Croissant Rouge. Lorsque le visiteur arrive là, je trouve légitime qu’il se dise, comme moi je me dis : « En quoi ça me concerne ? Qu'est-ce que ça à voir avec moi ? » C'est quelque chose que je vois à la télé, dont j'entends parler, mais moi quel rôle j'ai à jouer là-dedans. Le projet que j'amène ici c'est de penser le musée comme un lieu de création, un lieu de mémoire et un lieu de débat autour des principes, des valeurs et de l'actualité de l'action humanitaire, parce que quand vous êtes à Genève ou n'importe où, et que vous êtes dans le bus et regardez une actualité sur les dix ans de la guerre en Syrie ou vous avez une brève dans 20 minutes sur un éboulement quelque part, etc. Vous êtes conscients de cette information, et pour beaucoup de personnes, le journal vous le fermez, le portable vous le mettez dans votre poche et vous vous rendez au boulot. Et c'est la vie normale et c'est comme ça. Moi, ce qui m'intrigue c'est cette manière de représenter et de transmettre l'action humanitaire, elle la met parfois encore plus à distance. Vous pouvez en effet fermer le journal et éteindre elle portable et ça peut vous conforter dans l'idée que ça se passe pour d'autres, ailleurs, et que ce n'est pas vous, parce que vous vous êtes dans votre bus et vous allez au boulot. Il n'y a rien de mal là-dedans, c'est juste un fait. Par contre, je suis curieux de me dire que ces principes humanitaires sur lesquels se fondent ce travail de La Croix Rouge, l'humanité, l'impartialité, la neutralité, etc. tous ces grands principes qui déterminent le droit international humanitaire, ce n'est pas du tout des choses abstraites, mais ce sont des choses qui sont nées d'expériences profondément humaines. Quand Henri Dunant au XIXe siècle traversait le Nord de l'Italie, il a été pris un peu malgré lui dans un conflit à Solferino, et a vu 40 000 soldats blessés par terre en train de crever, il s'est dit qu'il fallait faire quelque chose. Il faut faire quelque chose, peu importe si cette personne a été d'un côté ou de l'autre de la bataille, il reste un être humain comme les autres, comme moi, et donc il faut l'aider. Ce sont des expériences profondément humaines qu'on a tellement plus compris récemment dans notre vie à nous occidentale, suisse en l'occurrence, récemment avec la pandémie. C'était bien ça qu'on applaudissait tous les soirs à 21h, c'était le fait d'être vivant, d'être ensemble, de se respecter les uns les autres et d'être dignes. L'action humanitaire c'est une réalité quotidienne pour des millions de personnes à travers le monde et en Suisse aussi, mais pour beaucoup de personnes c'est juste une information passagère de temps en temps à un moment dans la journée. Si on ramène la conversation au niveau des principes, on se rend compte que peut-être c'est beaucoup plus que ça, et que peut être qu'il ne s'agit pas de l'autre mais il s'agit de soi. Ça c'est la première partie de l'équation. L'autre partie, c'est qu'en arrivant ici avec ce regard de personne profondément intéressée par les questions humanitaires et le travail humanitaire, ça fait dix ans que je monte des projets avec des acteurs de l'humanitaire, pour autant je n'ai pas d’expérience de terrain et ne suis pas formé dans ce domaine. J'arrive avec plein de questions et beaucoup d'étonnement. J’écoute tous ces spécialistes qui travaille au CICR, à la Fédération, à La Croix Rouge Genevoise, à La Croix Rouge Suisse, et leur boulot me fascine. Je suis fascinée par la complexité de leur travail. Je suis fasciné par les dilemmes auxquels ils font face au quotidien. C'est super compliqué d'aider les autres. Ça peut être très simple ou excessivement compliqué quand vous vous posez certaines questions. Comment je fais pour rester adéquat ? Comment je fais pour débarquer dans un pays dont je ne connais ni la culture ni la langue ? J'ai envie d'aider mais comment je n’empire pas la situation ? Comment je fais pour connecter à l'autre en lui garantissant sa dignité, sans prendre une posture de pouvoir ? Ça ce sont toutes les questions qui sont fascinantes. Donc j'ai un immense intérêt et respect pour ces professionnels. Je me rends compte que toutes ces nuances et complexités passent assez peu dans le quotidien médiatique. C'est quelque chose que l'on voit dans le bus ou dans le journal, parce que c'est toujours résumé en fait. Il faut toujours que ça tienne dans un article, en 1h30 dans un téléjournal. Et je me suis dit qu'il y avait quelque chose à stimuler en invitant une tierce partie, qui est l'artiste contemporain, les milieux de la culture, les milieux de la recherche, à qui nous proposons de considérer le musée comme un laboratoire, de regarder toute cette nuance, toute cette complexité, de produire de nouveaux contenus ici, à travers lesquels, les visiteurs qui viendront au musée auront une autre porte d'entrée et de se dire : "Ah ! Mais en fait c'est de ça dont on parle ! J'ai déjà vécu ça dans ma vie et donc je connecte à ça." C'est aussi une manière pour moi de dire que les artistes et les chercheurs doivent faire partie de ces conversations du monde et doivent être autour de la table parce qu'on gagne, à travers eux, à réfléchir et à converser différemment. Donc la question au centre c'est "En quoi ça me concerne ?". Le moyen de proposer des réponses c'est de proposer une conversation entre les visiteurs qui sont légitimes dans ce dialogue, les acteurs de l'humanitaire et les artistes. Surtout, ne pas être un endroit qui dit ce qu'il faut comprendre et avoir compris, mais être un endroit qui écoute le visiteur et dont l'expertise consiste à l'amener dans cette conversation et à échanger autour de ces sujets. Ce principe et cette posture de base va s'incarner maintenant à travers une production de contenus très importante. Le musée va vraiment devenir un espace de production : d'expositions, de livres, de podcasts, d'événements, etc. Au musée lui-même mais aussi en ligne et en-dehors des murs, parce que je suis convaincu qu'un musée n'est pas juste un lieu dans lequel on va, mais un musée c'est du contenu qui peut exister dans une salle d'exposition, dans les ondes d'un podcast, ailleurs dans le monde, mais surtout, un musée, pour moi, c'est un outil du quotidien, c'est un outil du vivre-ensemble. C'est un endroit dont je rêve que les gens se disent : "Attends, j'ai rien compris de ce qu'ils disaient hier soir au 19/30, peut être que je pourrais aller au musée pour mieux comprendre." Un endroit où les gens se disent : "Je ne sais pas où changer mon bébé, et il faut que je me dépêche parce qu'il va avoir faim. Où est-ce que je peux aller ? Il n'y a pas de problème, je peux me rendre au musée." Un endroit où les gens se disent : "J'ai un rencard, je ne sais pas où donner rendez-vous ? Pas de problème je vais le faire au musée." Et qu'en plus de tout ça, il y ait des contenus, des histoires à raconter qui enveloppe ce tissu social pour vraiment se dire que le musée n'est pas un lieu de passage mais un lieu d'ancrage au service de la communauté. C'est comme ça que je pense le musée et après un an et demi de travail avec mes collègues, on est maintenant en train de voir éclore de nombreux projets qu'on a lancé, et j'en suis profondément heureux. 

A.B. : Donc comment est-ce que le rôle de l'artiste, puisque maintenant vous dites que vous ouvrez le musée beaucoup plus à des artistes, vous les mandatez de quoi ?

P.H. : C'est une très bonne question. Tout d'abord, j'ai un profond respect pour le rôle, la fonction et le travail de l'artiste. Toute ma carrière a été construite en interagissant avec des artistes, et moi je ne saurais pas faire ça. Je trouve ça toujours hallucinant d'avoir des gens qui font face à des pages blanches, qui créent des choses, qui sentent, qui produisent des contenus qui nous font rêver et qui nous transportent ailleurs. Ce respect-là, il s'exprime dans le fait qu’on ne va certainement pas instrumentaliser les artistes. On ne va pas chercher à faire des projets humanitaires qui ont un look artistique, c'est pas du tout ça l'idée. L'idée c'est de les écouter et de leur proposer de réfléchir avec nous à ces enjeux et à ces questions dont on n'a pas forcément les réponses. Je peux vous donner deux exemples concrets. A partir de fin avril, on va lancer notre première grande exposition de la nouvelle vision de la nouvelle stratégie, qui s'appelle "Concernées" où on présente trente artistes face aux questions humanitaires. Pourquoi elle s'appelle "Concernées" ? Parce que c'est un clin d'œil à la question "En quoi ça me concerne ? En quoi moi, visiteur, je suis concerné.e par ce dont vous voulez me parler ? En quoi, moi, artiste, je suis concerné.e par l'action humanitaire ? Et en quoi les travailleurs de l'humanitaire sont concerné.es par le public qu'on a ici à Genève et par les artistes ?" Donc il y a vraiment une idée de forum. Ces trente artistes ont été formé à la HEAD, ici à Genève, et ont concouru au prix "Art et Humanité" en présentant une œuvre qui se positionnait face aux principes d'humanité. Ce prix existe depuis cinq ans. On a étudié tous les candidats, tous les nominés, tous les lauréats et on a choisi trente artistes. Il y a aura plein de choses : du dessin, de la peinture, de la photographie, des applications, du film, etc. vraiment beaucoup de choses. A chaque fois ce qui est dingue là-dedans, c'est que ce sont des artistes qui se sont positionnés face aux principes d'humanité et qui expriment à travers leur œuvre, leur compréhension de ce principe, leur manière de réfléchir à ça. Et c'est génial en fait de voir leur lecture, parce qu'en regardant leur lecture, on se dit : "Ah ouais ! J'avais jamais pensé à ça !" ou "Ah ! C'est ça qui est important pour eux ! En fait, c'est important pour moi aussi." Et ce qui ressemblait à un texte que je n’aurais jamais lu d'une Convention internationale ou un truc au CICG à Genève que je ne savais pas ce que c'était, en fait, ça porte sur ça, sauf que c'est dit et vu différemment. Du coup, on arrive peut-être un peu mieux à rentrer dedans. Le deuxième exemple concret que je voulais vous donner, c'est qu'au sein de ces trente artistes, on a donné "carte blanche" à cinq d'entre eux pour créer une nouvelle œuvre qui intègrerait l'exposition permanente. Cette dernière que je décrivais précédemment, l'idée que j'ai eu avec mes collègues, c'est de la tester pendant les cinq prochaines années, en la hackant, en y intégrant de nouveaux contenus, en voyant ce qu'il se passe lorsqu'on la bouscule un peu, pour agréger différentes connaissances et expériences qui pourront vraiment nourrir un nouveau projet d'ici quatre à cinq ans. On a déjà commencé à le faire durant la pandémie et on continue avec ce projet. Ces cinq artistes, on les a rencontrés, on leur a donné une visite de l'exposition extrêmement détaillée et ensuite on s'est assis avec un spécialiste du CICR qui a travaillé longtemps sur le terrain en leur demandant de poser toutes les questions qu'ils voulaient sans filtre. Il n’y a pas de questions bêtes, il n’y a que des réponses bêtes. Les questions sont toujours intéressantes. On a eu une discussion fascinante sur les enjeux de l'action humanitaire, que veut dire le principe de neutralité, est-ce que ça veut dire qu'on "ne mouille pas notre chemise" ? Que veut dire la notion "d'humanité", est-ce que c'est juste un concept de personnes occidentales blanches qui réfléchissent sur le reste du monde, etc. Vraiment une réflexion extrêmement nourrie. Après cet échange, ils ont eu "carte blanche" et les œuvres seront installées dans l'exposition permanente. Je peux vous donner un exemple de quelque chose qui m'a vraiment époustouflée. Marta Revuelta, c'est une artiste qui s'intéresse beaucoup à l'intelligence artificielle (IA) et dans le cadre de ce projet, elle va installer dans le musée un zeppelin de 4,5m de large qui va voler dans les espaces d'exposition et qui portera une caméra qui regardera le visiteur lorsqu'il entrera dans l'exposition permanente. Pendant un mois et demi, en circuit clos, un algorithme va apprendre le comprendre le comportement des visiteurs, apprendre leurs manières de bouger. Ensuite, un peu plus tard, sur un ordinateur, on pourra voir si oui ou non, on aura été identifié par l'algorithme comme une cible. La question que Marta Revuelta pose c'est de comment faire cohabiter le droit international humanitaire avec les armes autonomes, qui sont une réalité dans la guerre contemporaine. Ça peut paraitre quelque chose de très étrange, mais en fait quand on est nous-même filmé et qu'on vit l'expérience, on se rend compte que c'est la réalité de beaucoup de personnes à travers le monde sans que nous-mêmes nous l'ayons jusqu'à présent vécue. Puis on peut aller un pas plus loin en se disant que les algorithmes et la technologie qui sont utilisés dans ces armes autonomes, ce sont aussi les choses qui me permettent de débloquer mon iPhone avec mon visage. Ce n'est pas forcément loin de nous, mais ça fait partie de notre grammaire. A travers le regard de cette artiste, on commence à se poser des questions sur les choses qu'on n'aurait pas imaginées. On va aussi plus loin en co-construisant des œuvres avec nos visiteurs. Hugo Hemmi est un autre artiste qui va construire une cabane dans l'atrium dans l’entrée. Au début de l'exposition, il y aura juste la structure portante de la cabane, et au fur et à mesure de l'exposition, chaque visiteur pourra s'asseoir, réfléchir à ce que ça veut dire pour lui l'action humanitaire et graver sur un carré d'ardoise, un mot, un dessin, un engagement personnel, qu'il ou elle ira ensuite accrocher sur la cabane pour en constituer le toit. Ici, au musée international de La Croix Rouge et du Croissant Rouge, on cherche vraiment à réfléchir ensemble. C'est ensemble avec les visiteurs, les artistes, les acteurs de l'humanitaire, qu'on devient un espace de réflexion partagé et commun. 

A.B. :  D'ailleurs, vous le voyez comment votre musée citoyen ? 

P.H. :  Alors... Pour moi le musée citoyen c'est tout d'abord de manière simple et quotidienne et belle et petite échelle humaine, un endroit qui fait du bien. Ce n’est pas plus compliqué que ça en fait. J'écoute mes enfants, j'apprends beaucoup d'eux. Quelque chose qui me fascine, c'est qu'avant d'aller dans un musée, quand ils étaient petits avant l'école, c'était la fête. On arrivait dans les musées, je leur donnais cinq minutes et je leur disais : "Il faut que tu trouves un cheval blanc, brun et noir dans les peintures, go !" Ils courraient partout, ils regardaient toutes les peintures et revenaient en criant "J'ai trouvé un cheval brun, j'ai trouvé un cheval noir !" C'était génial parce que c'était nourrissant, c'était festif. On apprenait plein de choses sans même s'en rendre compte, et parce qu'ils se sentaient légitimes d'être là et qu'ils avaient l'impression que tout ça était pour eux et que c'était important qu'ils y soient. Ensuite, plus ils grandissent plus je m'aperçois que quelque chose se met en place et qui est très fort dans notre société ici, qui est cette idée que le musée est un endroit sérieux. Maintenant, j'ai un préado qui n'a pas envie d’aller au musée parce qu'il considère que c'est chiant. Je ne juge pas ça, mais je le constate et je m'interroge d'où ça vient et je pense que ça vient de l'idée que le musée est un endroit qui est intimidant, que c'est un endroit pour lequel on n'est pas assez bien pour être, ou que c'est un endroit où je n'ose pas dire que je n'ai pas compris. C'est tellement ancré dans notre éducation et notre culture, qu'il ne faut pas le juger, c'est comme ça, c'est un fait. Dans notre projet, mes collèges et moi, on réfléchit à questionner l'attente du public envers un musée. Questionner ce qu'un musée peut et doit être. Pour moi, la dernière chose au monde, ce serait un endroit qui fait qu'on ne se sente pas bien en sortant, qui fait qu'on se sent intimidé, pas légitime. C'est à nous musée de faire cet effort d'ouvrir les portes plus grandes pour le public et de dire que tout le monde peut en être. Ça c'est un premier acte citoyen pour moi. Si le musée peut être un endroit où on se sent bien dans ses baskets et où on a passé un bon moment, rien que ça, ça fait du bien dans la journée, dans la vie quotidienne, à la santé mentale, à nos relations sociales, etc. Et déjà juste ça, je peux arrêter de travailler et je suis heureux. Au-delà de ça, je considère le musée citoyen comme un acteur des conversations. Si dans votre vie de tous les jours, vous vous posez plein de questions sur le monde, les grands thèmes de société, vous voyez à la télé Black Lives Matter, vous vous posez des questions dans votre quartier, vous avez peut-être manifesté à la grève des femmes. Pourquoi le musée devrait-être une bulle dissociée de cette réalité-là ? Pourquoi est-ce que les questions qu'on se pose au quotidien ne devrait pas aussi être dans le musée ? Pour moi, être un musée citoyen c'est aussi ne pas se détourner des grandes questions, des choses qui sont compliquées et qui font la vie de tout le monde, qui font la vie du maintenant. C'est pour cette raison que lorsqu'on a dû fermer il y a exactement un an, c'était inenvisageable de mon point de vue, qu'on ferme et qu'on ne fasse rien. Moi je ne comprenais rien à mon quotidien, à ce qui était en train de nous arriver, j'étais hyper angoissé comme tout le monde. Là où je me suis dit qu'on pouvait peut-être apporter quelque chose, c'est justement en embrassant cette complexité et en se demandant ce que nous en tant que musée on pouvait faire pour apporter quelque chose à la conversation. On a mis en place un gros projet qu'on n'avait ni budgétisé, ni planifié, ni rien du tout, mais avec beaucoup d'ingéniosité et de passion, on a réussi à le monter. C'est un projet qui cherchait à inviter une cinquantaine de photographes du monde entier de l'Agence Magnum, a nous envoyé en flux tendu des images de pandémie parce que je me suis simplement dit que ça m'aidait de voir ce qu'il se passait à Moscou, à Saint Paulo, à Sydney, ect. n'importe où en fait, pour lire mon quotidien à moi différemment. Sur la base de ce contenu et de ces images, on a développé tout un tas de projets en ligne et en suite au musée, pour juste être un agent de compréhension et une possibilité pour les gens de se dire : "C'est énorme ce qui est en train de nous arriver ! Et à travers ce regard du musée, je réfléchis différemment à cette actualité." Ça pour moi, c'est être un musée citoyen. C'est aussi être un musée qui se comprend comme un membre d'un écosystème plus large, d'un écosystème culturel, politique, social, économique. Le musée peut être un catalyseur dans ce secteur-là. On n'est jamais juste une salle d'exposition, on emploie plein de monde en interne mais aussi en externe : des traducteurs, des correcteurs, des scénographes, des installateurs, des peintres, etc. Une quantité de métiers que j'admire, dont je suis tellement fier. Le musée c'est tout ça aussi, donc comment on peut stimuler ce tissu économique, social, culturel, politique, comment on peut être un acteur du monde et pas juste être là en train de regarder ce qu'il se passe à distance bien au chaud dans notre salle d'exposition. Bien sûr qu'on va se planter, qu'on va faire des erreurs, que ça ne va pas toujours être parfait, mais au moins on aura essayé et je pense qu'il y a une posture à habiter qui est celle du réfléchir et du vivre ensemble. Oui, la vie c'est compliqué mais au moins, on essaie de chercher des réponses tous ensemble. 

A.B. : Justement, la vie c'est compliqué, vous traitez de sujets complexes. L'humanitaire c'est de plus en plus complexe et on est tellement interconnectés. Comment est-ce qu'on raconte une histoire qui est en cours ? C'est quand même l'histoire d'humains derrière tout ça. 

P.H. : C'est une très bonne question. Je dirais que cette question de la distance et du temps de l'histoire, je l'entends, mais je pense aussi qu'on est aussi toujours vivants maintenant. En l'occurrence par rapport à ce projet qu'on a lancé autour de la pandémie, attendre un, cinq, dix ans pour le faire, ça aurait été une option, et ce sera certainement une option pour beaucoup de personnes, mais le besoin c'était maintenant. Le recul, on peut le prendre de beaucoup de manières, c'est pas forcément un facteur temps. Ça peut être de "changer de lunette", "de prendre un pas de côté", c'est-à-dire de regarder la situation différemment, de changer de canal un peu comme à la radio. Tout d'un coup, on pense ou on voit la situation sous un autre angle. Typiquement avec les images de Magnum, ce sont des images qui n'ont rien à voir avec celles que l'on voit dans l'actualité, pas du tout des images sensationnalistes, mais plutôt du petit quotidien qu'on partage tous, des images profondément humanistes, des images lentes, des images qui vous donnent une partie du message mais qui vous invite à réfléchir pour le compléter. En prenant ce pas de côté déjà, on peut créer une certaine distance et un espace pour la réflexion. Une autre manière de faire, c'est le patrimoine et l'histoire. Avoir l'intelligence et l'expertise diffuse de penser l'ici et le maintenant à la lumière du patrimoine et de l'histoire dont nous sommes les gardiens et porteurs, nous, professionnels des musées. En ce moment, je suis en train de bosser sur un gros projet depuis que je suis arrivé, sur les collections photographiques de la Croix Rouge. C'est un truc de dingue. Il y a des millions d'images, il y en a beaucoup ici au musée, il y en a plein au CICR, il y en a aussi énormément à la Fédération Internationale, et je vous dis même pas les images partout dans le monde dans les sociétés nationales de la Croix Rouge et du Croissant Rouge. Des millions d'images qui dorment dans des tiroirs. Comme je viens de la photographie, j'étais curieux de voir quels types de photos on avait puisque nos collections remontent presque au début de la photographie, 20 ou 25 ans avant la fondation de la Croix Rouge. Le pari qu'on s'est lancé avec mes collègues et une commissaire externe, Nathalie Herschdorfer, qui est spécialiste de photographie, c'était de se dire : Est-ce qu’en parcourant tout ce patrimoine depuis les origines de la photographie, on arrive à identifier une sorte de grammaire visuelle de l'action humanitaire ? Est-ce qu'on arrive à voir des choses qui se répètent visuellement ? Est-ce qu'un enfant qui a faim aujourd’hui c'était la même chose il y a 100 ans ? Est-ce que les gens qui font la queue aujourd’hui c'était la même chose il y a 100 ans ? On est en train d'analyser tout ce patrimoine visuel mais pourquoi ? On le fait parce qu'une fois que le visiteur sera sorti de l'exposition, il aura peut-être un autre regard sur ce qu'on voit tous les jours dans notre téléphone portable. Et pour qu’à la lumière de notre patrimoine et à la lumière de l'histoire, on puisse se dire que l'image que ce que musée nous montre, c'est un lieu commun visuel qui se répète depuis des décennies et de décennies. Donc ce n'est pas juste l'actualité, mais l'actualité vue à travers un filtre culturel que l'on partage tous en Occident de comprendre les images comme ça. C'est une autre manière de parler de l'ici et du maintenant mais à la lueur et à travers le prisme de l'histoire. La troisième manière c'est aussi de parler de l'actualité à travers différents thèmes. Un autre grand projet sur lequel on travaille c'est une histoire genrée de l'action humanitaire. Repenser l'histoire de l'action humanitaire à la lumière du genre. Se poser les questions de comment les rapports de genre, les stéréotypes de genre ont impacté la création du mouvement, la représentation du mouvement, le rôle des femmes en particulier dans ce mouvement. C'est intéressant parce que la prochaine fois qu'on verra une travailleuse de l'humanitaire, ou quelqu'un donner une interview à la télé, on pourra se demander si elle est là en position de cheffe, une assistante, quelqu'un qui soutient et aide un autre dans un acte de compassion, ou bien une dirigeante qui a imposé une décision ? On est tellement plongé dans une eau qu'on partage, dans un air qu'on respire, que le musée c'est juste prendre un pas de côté qui fait se rendre compte de l'eau qu'on est en train de partager et de l'air qu'on respire. Oui, le musée va toujours parler de l'ici et du maintenant, mais à travers tous ses différents chemins qui permettent une distance et une réflexion critique. 

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“Le recul, on peut le prendre de beaucoup de manières, c'est pas forcément un facteur temps. Ça peut être de prendre un pas de côté, de regarder la situation différemment”

A.B. : Un thème que j'aimerais aborder c'est le rôle de la responsabilité. J'étais venu voir votre exposition « Imagine , réflexion sur la paix », où vous parliez entre autres de la Bosnie et du Rwanda. C'est un sujet que vous abordez, c'est la complexité du processus de paix fragile et la complexité d'une réalité. Lorsque vous racontez l'histoire d'autres personnes, comment vous vous assurez de leur représentativité ? Comment vous vous assurez que leur voix a été entendue et leur histoire vue par leur prisme ?  

P.H. : C'est un vaste sujet qui détermine beaucoup d'aspects de mon travail ici. Je ne suis pas sûr d'avoir toutes les réponses, mais je suis très content de le dire aussi parce que qui serais-je pour avoir des réponses face à une telle complexité ? Certainement pas moi, et je pense que pas grand monde l'a. Il y a plusieurs choses que j'aimerais vous dire. La première concerne la phrase d'entrée du musée, qui est très impressionnante. Elle touche à un point fondamental de l'action humanitaire qui est cette humanité partagée et le fait que les autres c'est nous. Vous parlez de Sarajevo et de Kigali, des gens comme vous et moi, qui ont vécu, étudié, travaillé, sont tombés amoureux. Et ensuite il y a ce truc énorme qui leur est tombé dessus. Cette phrase, c'est une manière de se rappeler qu'avant tout c'était pour ceux qui sont morts, et ça l'est encore pour ceux qui sont encore là : des gens comme vous et moi. Souvent on a cette tendance à labelliser, à mettre dans une case, à dire "les réfugiés", "les victimes", "les péris en mer", mais ça n'existe pas en fait. J'en parle beaucoup à mes enfants, lorsqu'ils disent "les réfugiés", je leur réponds qu'ils parlent de grand-papa. Oui grand-papa il a marché de Budapest, jusqu'à Hambourg en se cachant la nuit, il était apatride et il a été réfugié. Donc oui, tu parles de grand-papa. Je me souviens, au début ils étaient un peu interloqués. On ne peut pas juste détourner le regard et se dire que ça n'a rien à voir avec nous. Oui, nous sommes responsables d'avoir ce respect envers nous-mêmes et envers les autres, de toujours se souvenir qu'on partage cette humanité et que la dignité elle est pour tous et pas que pour quelques un. Le deuxième élément dont je voulais parler, toujours en lien avec cet atrium et cette phrase qui sont très imposants, c'est que c'était des stratégies développées à un moment analogue du monde, où vous entriez ici beaucoup moins connectés et abreuvés à l'actualité du monde, que nous ne pourrons jamais l'être aujourd'hui. Ça m'intéresse beaucoup ça parce que je ne sais pas si c'est le meilleur chemin pour accéder à ces réflexions. C'est un peu comme le changement climatique. Si on vous dit : "On va tous crever, la planète va cramer, et on n'a pas de planète B mais c'est la mort." Il se passe quoi ? On rentre à la maison et on continue à faire notre composte ? On peut très vite avoir envie de dire que c'est trop gros pour nous et que nos efforts ne sont pas si importants. Pourtant on peut tous contribuer d'une manière ou d'une autre. C'est ça qui est intéressant d'explorer aussi. Ce n'est pas seulement nous qui allons arrêter un génocide ou sauver la planète, mais à notre humble petite échelle de notre vie et de nos choix quotidiens, multiplié par x milliards, on peut être avoir un impact qui pourra peut-être faire changer les choses. Je suis très criques et j'ai beaucoup de réflexion sur cette idée de comment montrer aux visiteurs qui ont la générosité de nous donner de leur temps pour venir ici, qu'on n'est pas là pour leur parler d'horreur, pour faire peur, pour montrer des choses qui sentent un peu le souffre et de se dire qu’on va un peu goûter à l’horreur du monde. Pas du tout. Je veux vraiment m'éloigner de ça parce que je trouve ça contreproductif justement. Je pense que j'aimerais avec mes collègues, beaucoup plus explorer ce qu'à notre échelle nous pouvons faire. Cette exposition "Imagine" c'est un projet que j'ai fièrement porté et qui avait été initié par mon prédécesseur. Il y a plusieurs points auxquels je réfléchissais. Je lui demandais comment faire comprendre à mes enfants le lien entre les chamailleries du préau à l'école et ce qu'ils voient au mur du musée. Est-ce que tu peux faire un lien entre les décisions que tu prends ou pas au quotidien et ces immenses moments de l'histoire ? Peut-être que oui, qu'il y a beaucoup de gens qui n'ont pas fait de petites choses au quotidien et qui ont « amené à ». Alors bien sûr on ne va pas faire culpabiliser un enfant du haut de ses 8 ou 10 ans et puis un adulte non plus, mais ce n’est jamais ex nihilo, c'est contextuel ce genre de choses. Quand j'étais au mémorial Kigali, je n'avais pas de mot, je n'arrivais à rien dire, à rien penser. Juste le fait d'y repenser ça m'émeut complètement. Il y a eu un extrême tellement absolu dans cette situation qui est impensable et ineffable mais pourtant ça s'est passé. Comment on peut s'interroger sur notre responsabilité individuelle à notre échelle de la vie quotidienne sans mettre des "lunettes roses" ou de se dire que tout le monde est un bisounours, mais avoir cette responsabilité des petits actes quotidiens. Là, je peux bosser. Là, j'ai un espace dans lequel réfléchir. Mais de me dire comment on aurait pu régler ce génocide, qui serais-je pour même me poser cette question ? Et après, je vais encore un pas plus loin. Si je fais une autocritique par rapport à cette exposition, une chose que je remarque, c'est que dans le corpus des œuvres, tous les photographes ne sont pas des gens de ces pays. Ceux qui ont photographié le Rwanda ou la Bosnie, sont partis, ont vu et sont revenus. Ce qui est une posture légitime, louable et très fréquente. Un photographe Rwandais ou Bosniaque, comment il raconterait son histoire ? Cette perspective m'intéresserait beaucoup. Dans les projets à venir, ça m'intéresse de travailler avec des gens qui ne sont pas dans une posture d'observation seulement mais aussi dans une posture d'implication concrète dans les événements, dans les situations, dans les cultures, ou dans le genre, ou tout un tas d'autres questions, avec bien sûr la complexité et les nuances que ça suppose, d'avoir un regard neutre ou pas, impliqué ou pas. Je trouve qu'il faut creuser cette complexité-là. Un truc qui serait insatisfaisant pour moi, ce serait juste de montrer : regardez le génocide du Rwanda et mur et rentrez chez vous. Non, on ne peut pas s’arrêter là. Il faut dire comment et pourquoi ça s'est passé. Comment il est représenté. Comment j'ai l'habitude de voir et de penser à ça ? Et moi ça veut dire quoi dans ma vie ? Et c'est tout ce chemin là qu'on essaie de creuser de notre côté. Parfois ils sont liés à des grands moments d'histoire comme le Rwanda ou la Bosnie. Parfois ils sont liés à de grandes catastrophes naturelles, mais ça pour moi ça deviendra l'exception ou le moment de temps en temps. Ça ne sera certainement pas la norme des sujets qu'on va programmer ici parce qu'encore une fois, les principes humanitaires ça fait partie de votre vie, et votre vie elle n'est pas que calquée sur des grands événements sur le Rwanda ou sur des catastrophes naturelles. Notre vie, pour des gens privilégiés et conscients de nos privilèges comme nous, elle a une banalité qui est magnifique. Il y a des millions de gens dans le monde qui rêveraient d'avoir une vie banale. Une vie où tu n'as pas besoin de marcher 15h par jour sur le bas-côté de la route alors que vous avez une famille avec vous, une thèse de doctorat et que tout le monde vous prend pour un sous-homme parce que vous êtes un réfugié. Il y a des gens qui rêveraient d'avoir une vie banale. Je pense qu'il faut être conscient de nos privilèges et de ce qu'on a. Et ça c'est être responsable de soi et devant les autres de ce qu'il se passe autour de nous. Je rêverais de pouvoir penser le musée comme un endroit où on amène à ces réflexions et ces conversations sans passer par la case culpabilisante, où on se flagelle, un peu comme si on allait faire un pèlerinage au musée de la Croix Rouge, on a pleuré un bon coup et on est rentré à la maison. Non. Le musée de la Croix Rouge c’est un endroit où on peut tomber amoureux, c’est un endroit où un jour on pourra boire un super café, parce que j'ai plein de projets, de créer un bar, un espace de jeu pour les enfants. Un endroit où vous pouvez vivre, conscient des enjeux qui vous entourent et avec les autres.  

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“Dans les projets à venir, ça m'intéresse de travailler avec des gens qui ne sont pas dans une posture d'observation mais d'implication concrète dans les événements, avec bien sûr la complexité que ça suppose d'avoir un regard neutre ou pas.”

A.B. : D'ailleurs, la création de cet espace de réflexion c'est redonner un peu d'espoir en venant ici en faisant partie du dialogue et de la réflexion.  

P.H. : Et ça j'aurais jamais dit ça comme ça si je m'écoute, mais envers tous les travailleurs de l'humanitaire que je rencontre et pour qui j'ai un respect immense de la complexité de leur boulot, ça c'est ma manière de leur rendre hommage. J'ai parlé à des gens qui m'ont raconté des histoires dont vous n'avez même pas idée. Des gens qui ont bourlingués, dans des conflits partout dans le monde, qui ont été confronté à la misère totale, et qui chaque fois sont juste des gens en fait, comme vous et moi, pas de super héros, ils sont vulnérables comme nous, ils ont des syndromes de stresse post-traumatiques comme n'importe qui, et ce sont des gens qui essaient de faire de leur mieux. Parfois ils se plantent, parfois ils font des erreurs, mais ils me racontent souvent justement l'espoir, la joie, le fait de même en temps de guerre et en situation de conflit, il y a quand même une chanson qui nous plait à la radio, un moment où vous vivez un truc. Ce n'est pas que l'horreur, l'affliction et tout ça tout le temps. Bien sûr souvent ça l'est. Mais avoir cette note d'espoir et de résilience, se rendre compte qu'on peut se relever des choses, moi c'est sur ça que j'ai envie de mettre le focus. L'horreur, l'affliction et le catastrophisme, c'est aussi des choix de représentation. Je veux en être conscient avec mes visiteurs. Évidemment, vous avez 1:30 minutes au téléjournal, il faut que ça claque, il faut montrer de l'image et donner le ton, mais 1:30, ce n'est pas la vie. Dans vos choix éditoriaux, vous allez prendre des images, donner un angle à votre récit, dire des choses, qui au fur et à mesure des 1:30 qui se répètent tous les jours, partout, vous avez une image qui n'est peut-être pas totalement celle qui est sur le terrain de cette complexité de la vie de tous les jours. Je ne suis pas en train de dire que les médias font un travail orienter ou autres, parce que c'est très compliqué de condenser une information, mais peut-être aussi que c'est bien de se rendre compte et que les gens qui sortent d'ici se disent que oui effectivement, c’est compliqué, mais ça va aller.  

A.B. : Lors d'une de vos conférences vous parliez de la notion de « dilemme » qui s'installe en chacun de nous face à l'action humanitaire en se demandant : « Est-ce que nous on aurait fait ça ? » Et j'ai trouvé que c'était assez justement tourné, ce que ce sentiment instinctivement crée en nous. 

P.H. : C'est ça. Et toi tu ferais quoi ? Je suis porteur envers le public de récits qu'on me transmet, d'acteurs de l'humanitaire qui font face à des situations telles que de vous retrouver dans un contexte extrêmement complexe où il y a un conflit, à une quinzaine de mètres de vous il y a un groupe d'enfants qui a ultra faim. Humainement vous avez envie de leur donner quelque chose, mais vous savez aussi que si vous faites, ça pourra être instrumentalisé contre vous, ce sera politisé, et que vous n'aurez plus accès à plein d'autres personnes que vous étiez en train d'aider. Allez gérer ça comme dilemme. Allez gérer sur le terrain le fait d'avoir quelqu'un de blessé en face de vous et vous apprenez en fait que c'est un soldat de l'État Islamique qui vient d’égorger dix personnes. Ça reste un être humain et c'est votre devoir de le soigner. Ces situations me donnent un vertige absolu. C'est incroyable qu'il y ait des gens pour qui c'est le travail au quotidien. Mais si on ramène ça encore une fois de manière analogique à notre humble vie ici, tous les jours on est face à des dilemmes. Tous les jours on se pose des questions, on n'est pas sûr. Les principes humanitaires, ce sont surtout des boussoles en fait. Ce sont des boussoles qui nous servent à faire des choix en fonction de quelque chose qui nous sert à nous retrouver dans un espace où on est d'accord de dire que c'est important de sauver une vie humaine, et le chemin pour arriver dans cet espace-là est souvent très compliqué, mais c'est ok. On ne va pas simplifier les choses juste pour se rassurer. J'ai foi en ce que tout le monde... Vous vous souvenez à la télé quand on se prenait la tête parce qu'il y avait des pauses publicitaires parce qu'on partait du principe que les gens n’avaient pas l'attention nécessaire pour regarder quelque chose pendant plus de 20 minutes. Tout le monde a le degré d'attention nécessaire. Après il faut peut-être se demander si l’histoire est bien racontée, si l’histoire passionnante, si l’histoire est vraiment bien. Quand un de mes fils un jour m'a dit : "Papa je suis allé dans ce musée et je me suis terriblement ennuyé. J’ai rien compris du coup je suis nul" et je lui ai répondu que c'était le musée qui était nul parce qu'il n'a pas réussi à raconter une histoire et à faire en sorte que tu sois là, dedans, avec lui.

A.B. : Merci Pacal Huffschmit

P.H. :  Merci beaucoup en tout cas pour ce bel échange.  

A.B. : Je vous invite à aller voir l’exposition temporaire « Concerné.e.s », en ce moment au Musée International de la Croix Rouge et du Croissant Rouge, qui propose un autre regard sur l’action humanitaire et questionne notre engagement, que l’on soit artiste, humanitaire ou simple citoyen·ne.

Production. Laurent Vonlanthen (Kitchen Studio)

Music. Matteo Locasciulli (Alba Musique)

Transcript. Cosima Alié

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