P.H. : Alors, pour vous expliquer ça, je peux revenir à ce moment où je travaillais de l'autre côté de la rue, quand j'étais guide. Je prenais le même bus mais je marchais dans l'autre sens, je descendais pour aller aux Nations Unies. N'étant pas un humanitaire de terrain, je suis très conscient - et c'est pour ça que je suis là à vrai dire - de comment l'action humanitaire peut-être perçue, et je me mets toujours du côté du visiteur dans l'ensemble des projets que j'ai mené au musée. Parce que cette posture que j'habite avec fierté, c'est celle aussi du visiteur. 99% des personnes ne sont pas allées sur le terrain, ne sont pas formées au droit international humanitaire, mais ça ne veut pas dire qu'elles ne sont pas légitimes à y réfléchir, à en parler et faire partie des discussions qui sont au cœur de cette Genève Internationale, d'autant plus si ces discussions portent sur une humanité qu'on partage tous. Ça c'est le présupposé de base qui m'amène à poser une seule question. Une question très simple et très compliquée en même temps, qui détermine l'ensemble de la stratégie. Elle devient très concrète quand vous arrivez au musée dans l'atrium, parce que vous êtes recouvert en hauteur par deux immenses emblèmes que vous reconnaissez tout de suite : l'emblème de La Croix Rouge et l'emblème du Croissant Rouge. Lorsque le visiteur arrive là, je trouve légitime qu’il se dise, comme moi je me dis : « En quoi ça me concerne ? Qu'est-ce que ça à voir avec moi ? » C'est quelque chose que je vois à la télé, dont j'entends parler, mais moi quel rôle j'ai à jouer là-dedans. Le projet que j'amène ici c'est de penser le musée comme un lieu de création, un lieu de mémoire et un lieu de débat autour des principes, des valeurs et de l'actualité de l'action humanitaire, parce que quand vous êtes à Genève ou n'importe où, et que vous êtes dans le bus et regardez une actualité sur les dix ans de la guerre en Syrie ou vous avez une brève dans 20 minutes sur un éboulement quelque part, etc. Vous êtes conscients de cette information, et pour beaucoup de personnes, le journal vous le fermez, le portable vous le mettez dans votre poche et vous vous rendez au boulot. Et c'est la vie normale et c'est comme ça. Moi, ce qui m'intrigue c'est cette manière de représenter et de transmettre l'action humanitaire, elle la met parfois encore plus à distance. Vous pouvez en effet fermer le journal et éteindre elle portable et ça peut vous conforter dans l'idée que ça se passe pour d'autres, ailleurs, et que ce n'est pas vous, parce que vous vous êtes dans votre bus et vous allez au boulot. Il n'y a rien de mal là-dedans, c'est juste un fait. Par contre, je suis curieux de me dire que ces principes humanitaires sur lesquels se fondent ce travail de La Croix Rouge, l'humanité, l'impartialité, la neutralité, etc. tous ces grands principes qui déterminent le droit international humanitaire, ce n'est pas du tout des choses abstraites, mais ce sont des choses qui sont nées d'expériences profondément humaines. Quand Henri Dunant au XIXe siècle traversait le Nord de l'Italie, il a été pris un peu malgré lui dans un conflit à Solferino, et a vu 40 000 soldats blessés par terre en train de crever, il s'est dit qu'il fallait faire quelque chose. Il faut faire quelque chose, peu importe si cette personne a été d'un côté ou de l'autre de la bataille, il reste un être humain comme les autres, comme moi, et donc il faut l'aider. Ce sont des expériences profondément humaines qu'on a tellement plus compris récemment dans notre vie à nous occidentale, suisse en l'occurrence, récemment avec la pandémie. C'était bien ça qu'on applaudissait tous les soirs à 21h, c'était le fait d'être vivant, d'être ensemble, de se respecter les uns les autres et d'être dignes. L'action humanitaire c'est une réalité quotidienne pour des millions de personnes à travers le monde et en Suisse aussi, mais pour beaucoup de personnes c'est juste une information passagère de temps en temps à un moment dans la journée. Si on ramène la conversation au niveau des principes, on se rend compte que peut-être c'est beaucoup plus que ça, et que peut être qu'il ne s'agit pas de l'autre mais il s'agit de soi. Ça c'est la première partie de l'équation. L'autre partie, c'est qu'en arrivant ici avec ce regard de personne profondément intéressée par les questions humanitaires et le travail humanitaire, ça fait dix ans que je monte des projets avec des acteurs de l'humanitaire, pour autant je n'ai pas d’expérience de terrain et ne suis pas formé dans ce domaine. J'arrive avec plein de questions et beaucoup d'étonnement. J’écoute tous ces spécialistes qui travaille au CICR, à la Fédération, à La Croix Rouge Genevoise, à La Croix Rouge Suisse, et leur boulot me fascine. Je suis fascinée par la complexité de leur travail. Je suis fasciné par les dilemmes auxquels ils font face au quotidien. C'est super compliqué d'aider les autres. Ça peut être très simple ou excessivement compliqué quand vous vous posez certaines questions. Comment je fais pour rester adéquat ? Comment je fais pour débarquer dans un pays dont je ne connais ni la culture ni la langue ? J'ai envie d'aider mais comment je n’empire pas la situation ? Comment je fais pour connecter à l'autre en lui garantissant sa dignité, sans prendre une posture de pouvoir ? Ça ce sont toutes les questions qui sont fascinantes. Donc j'ai un immense intérêt et respect pour ces professionnels. Je me rends compte que toutes ces nuances et complexités passent assez peu dans le quotidien médiatique. C'est quelque chose que l'on voit dans le bus ou dans le journal, parce que c'est toujours résumé en fait. Il faut toujours que ça tienne dans un article, en 1h30 dans un téléjournal. Et je me suis dit qu'il y avait quelque chose à stimuler en invitant une tierce partie, qui est l'artiste contemporain, les milieux de la culture, les milieux de la recherche, à qui nous proposons de considérer le musée comme un laboratoire, de regarder toute cette nuance, toute cette complexité, de produire de nouveaux contenus ici, à travers lesquels, les visiteurs qui viendront au musée auront une autre porte d'entrée et de se dire : "Ah ! Mais en fait c'est de ça dont on parle ! J'ai déjà vécu ça dans ma vie et donc je connecte à ça." C'est aussi une manière pour moi de dire que les artistes et les chercheurs doivent faire partie de ces conversations du monde et doivent être autour de la table parce qu'on gagne, à travers eux, à réfléchir et à converser différemment. Donc la question au centre c'est "En quoi ça me concerne ?". Le moyen de proposer des réponses c'est de proposer une conversation entre les visiteurs qui sont légitimes dans ce dialogue, les acteurs de l'humanitaire et les artistes. Surtout, ne pas être un endroit qui dit ce qu'il faut comprendre et avoir compris, mais être un endroit qui écoute le visiteur et dont l'expertise consiste à l'amener dans cette conversation et à échanger autour de ces sujets. Ce principe et cette posture de base va s'incarner maintenant à travers une production de contenus très importante. Le musée va vraiment devenir un espace de production : d'expositions, de livres, de podcasts, d'événements, etc. Au musée lui-même mais aussi en ligne et en-dehors des murs, parce que je suis convaincu qu'un musée n'est pas juste un lieu dans lequel on va, mais un musée c'est du contenu qui peut exister dans une salle d'exposition, dans les ondes d'un podcast, ailleurs dans le monde, mais surtout, un musée, pour moi, c'est un outil du quotidien, c'est un outil du vivre-ensemble. C'est un endroit dont je rêve que les gens se disent : "Attends, j'ai rien compris de ce qu'ils disaient hier soir au 19/30, peut être que je pourrais aller au musée pour mieux comprendre." Un endroit où les gens se disent : "Je ne sais pas où changer mon bébé, et il faut que je me dépêche parce qu'il va avoir faim. Où est-ce que je peux aller ? Il n'y a pas de problème, je peux me rendre au musée." Un endroit où les gens se disent : "J'ai un rencard, je ne sais pas où donner rendez-vous ? Pas de problème je vais le faire au musée." Et qu'en plus de tout ça, il y ait des contenus, des histoires à raconter qui enveloppe ce tissu social pour vraiment se dire que le musée n'est pas un lieu de passage mais un lieu d'ancrage au service de la communauté. C'est comme ça que je pense le musée et après un an et demi de travail avec mes collègues, on est maintenant en train de voir éclore de nombreux projets qu'on a lancé, et j'en suis profondément heureux.
A.B. : Donc comment est-ce que le rôle de l'artiste, puisque maintenant vous dites que vous ouvrez le musée beaucoup plus à des artistes, vous les mandatez de quoi ?
P.H. : C'est une très bonne question. Tout d'abord, j'ai un profond respect pour le rôle, la fonction et le travail de l'artiste. Toute ma carrière a été construite en interagissant avec des artistes, et moi je ne saurais pas faire ça. Je trouve ça toujours hallucinant d'avoir des gens qui font face à des pages blanches, qui créent des choses, qui sentent, qui produisent des contenus qui nous font rêver et qui nous transportent ailleurs. Ce respect-là, il s'exprime dans le fait qu’on ne va certainement pas instrumentaliser les artistes. On ne va pas chercher à faire des projets humanitaires qui ont un look artistique, c'est pas du tout ça l'idée. L'idée c'est de les écouter et de leur proposer de réfléchir avec nous à ces enjeux et à ces questions dont on n'a pas forcément les réponses. Je peux vous donner deux exemples concrets. A partir de fin avril, on va lancer notre première grande exposition de la nouvelle vision de la nouvelle stratégie, qui s'appelle "Concernées" où on présente trente artistes face aux questions humanitaires. Pourquoi elle s'appelle "Concernées" ? Parce que c'est un clin d'œil à la question "En quoi ça me concerne ? En quoi moi, visiteur, je suis concerné.e par ce dont vous voulez me parler ? En quoi, moi, artiste, je suis concerné.e par l'action humanitaire ? Et en quoi les travailleurs de l'humanitaire sont concerné.es par le public qu'on a ici à Genève et par les artistes ?" Donc il y a vraiment une idée de forum. Ces trente artistes ont été formé à la HEAD, ici à Genève, et ont concouru au prix "Art et Humanité" en présentant une œuvre qui se positionnait face aux principes d'humanité. Ce prix existe depuis cinq ans. On a étudié tous les candidats, tous les nominés, tous les lauréats et on a choisi trente artistes. Il y a aura plein de choses : du dessin, de la peinture, de la photographie, des applications, du film, etc. vraiment beaucoup de choses. A chaque fois ce qui est dingue là-dedans, c'est que ce sont des artistes qui se sont positionnés face aux principes d'humanité et qui expriment à travers leur œuvre, leur compréhension de ce principe, leur manière de réfléchir à ça. Et c'est génial en fait de voir leur lecture, parce qu'en regardant leur lecture, on se dit : "Ah ouais ! J'avais jamais pensé à ça !" ou "Ah ! C'est ça qui est important pour eux ! En fait, c'est important pour moi aussi." Et ce qui ressemblait à un texte que je n’aurais jamais lu d'une Convention internationale ou un truc au CICG à Genève que je ne savais pas ce que c'était, en fait, ça porte sur ça, sauf que c'est dit et vu différemment. Du coup, on arrive peut-être un peu mieux à rentrer dedans. Le deuxième exemple concret que je voulais vous donner, c'est qu'au sein de ces trente artistes, on a donné "carte blanche" à cinq d'entre eux pour créer une nouvelle œuvre qui intègrerait l'exposition permanente. Cette dernière que je décrivais précédemment, l'idée que j'ai eu avec mes collègues, c'est de la tester pendant les cinq prochaines années, en la hackant, en y intégrant de nouveaux contenus, en voyant ce qu'il se passe lorsqu'on la bouscule un peu, pour agréger différentes connaissances et expériences qui pourront vraiment nourrir un nouveau projet d'ici quatre à cinq ans. On a déjà commencé à le faire durant la pandémie et on continue avec ce projet. Ces cinq artistes, on les a rencontrés, on leur a donné une visite de l'exposition extrêmement détaillée et ensuite on s'est assis avec un spécialiste du CICR qui a travaillé longtemps sur le terrain en leur demandant de poser toutes les questions qu'ils voulaient sans filtre. Il n’y a pas de questions bêtes, il n’y a que des réponses bêtes. Les questions sont toujours intéressantes. On a eu une discussion fascinante sur les enjeux de l'action humanitaire, que veut dire le principe de neutralité, est-ce que ça veut dire qu'on "ne mouille pas notre chemise" ? Que veut dire la notion "d'humanité", est-ce que c'est juste un concept de personnes occidentales blanches qui réfléchissent sur le reste du monde, etc. Vraiment une réflexion extrêmement nourrie. Après cet échange, ils ont eu "carte blanche" et les œuvres seront installées dans l'exposition permanente. Je peux vous donner un exemple de quelque chose qui m'a vraiment époustouflée. Marta Revuelta, c'est une artiste qui s'intéresse beaucoup à l'intelligence artificielle (IA) et dans le cadre de ce projet, elle va installer dans le musée un zeppelin de 4,5m de large qui va voler dans les espaces d'exposition et qui portera une caméra qui regardera le visiteur lorsqu'il entrera dans l'exposition permanente. Pendant un mois et demi, en circuit clos, un algorithme va apprendre le comprendre le comportement des visiteurs, apprendre leurs manières de bouger. Ensuite, un peu plus tard, sur un ordinateur, on pourra voir si oui ou non, on aura été identifié par l'algorithme comme une cible. La question que Marta Revuelta pose c'est de comment faire cohabiter le droit international humanitaire avec les armes autonomes, qui sont une réalité dans la guerre contemporaine. Ça peut paraitre quelque chose de très étrange, mais en fait quand on est nous-même filmé et qu'on vit l'expérience, on se rend compte que c'est la réalité de beaucoup de personnes à travers le monde sans que nous-mêmes nous l'ayons jusqu'à présent vécue. Puis on peut aller un pas plus loin en se disant que les algorithmes et la technologie qui sont utilisés dans ces armes autonomes, ce sont aussi les choses qui me permettent de débloquer mon iPhone avec mon visage. Ce n'est pas forcément loin de nous, mais ça fait partie de notre grammaire. A travers le regard de cette artiste, on commence à se poser des questions sur les choses qu'on n'aurait pas imaginées. On va aussi plus loin en co-construisant des œuvres avec nos visiteurs. Hugo Hemmi est un autre artiste qui va construire une cabane dans l'atrium dans l’entrée. Au début de l'exposition, il y aura juste la structure portante de la cabane, et au fur et à mesure de l'exposition, chaque visiteur pourra s'asseoir, réfléchir à ce que ça veut dire pour lui l'action humanitaire et graver sur un carré d'ardoise, un mot, un dessin, un engagement personnel, qu'il ou elle ira ensuite accrocher sur la cabane pour en constituer le toit. Ici, au musée international de La Croix Rouge et du Croissant Rouge, on cherche vraiment à réfléchir ensemble. C'est ensemble avec les visiteurs, les artistes, les acteurs de l'humanitaire, qu'on devient un espace de réflexion partagé et commun.
A.B. : D'ailleurs, vous le voyez comment votre musée citoyen ?
P.H. : Alors... Pour moi le musée citoyen c'est tout d'abord de manière simple et quotidienne et belle et petite échelle humaine, un endroit qui fait du bien. Ce n’est pas plus compliqué que ça en fait. J'écoute mes enfants, j'apprends beaucoup d'eux. Quelque chose qui me fascine, c'est qu'avant d'aller dans un musée, quand ils étaient petits avant l'école, c'était la fête. On arrivait dans les musées, je leur donnais cinq minutes et je leur disais : "Il faut que tu trouves un cheval blanc, brun et noir dans les peintures, go !" Ils courraient partout, ils regardaient toutes les peintures et revenaient en criant "J'ai trouvé un cheval brun, j'ai trouvé un cheval noir !" C'était génial parce que c'était nourrissant, c'était festif. On apprenait plein de choses sans même s'en rendre compte, et parce qu'ils se sentaient légitimes d'être là et qu'ils avaient l'impression que tout ça était pour eux et que c'était important qu'ils y soient. Ensuite, plus ils grandissent plus je m'aperçois que quelque chose se met en place et qui est très fort dans notre société ici, qui est cette idée que le musée est un endroit sérieux. Maintenant, j'ai un préado qui n'a pas envie d’aller au musée parce qu'il considère que c'est chiant. Je ne juge pas ça, mais je le constate et je m'interroge d'où ça vient et je pense que ça vient de l'idée que le musée est un endroit qui est intimidant, que c'est un endroit pour lequel on n'est pas assez bien pour être, ou que c'est un endroit où je n'ose pas dire que je n'ai pas compris. C'est tellement ancré dans notre éducation et notre culture, qu'il ne faut pas le juger, c'est comme ça, c'est un fait. Dans notre projet, mes collèges et moi, on réfléchit à questionner l'attente du public envers un musée. Questionner ce qu'un musée peut et doit être. Pour moi, la dernière chose au monde, ce serait un endroit qui fait qu'on ne se sente pas bien en sortant, qui fait qu'on se sent intimidé, pas légitime. C'est à nous musée de faire cet effort d'ouvrir les portes plus grandes pour le public et de dire que tout le monde peut en être. Ça c'est un premier acte citoyen pour moi. Si le musée peut être un endroit où on se sent bien dans ses baskets et où on a passé un bon moment, rien que ça, ça fait du bien dans la journée, dans la vie quotidienne, à la santé mentale, à nos relations sociales, etc. Et déjà juste ça, je peux arrêter de travailler et je suis heureux. Au-delà de ça, je considère le musée citoyen comme un acteur des conversations. Si dans votre vie de tous les jours, vous vous posez plein de questions sur le monde, les grands thèmes de société, vous voyez à la télé Black Lives Matter, vous vous posez des questions dans votre quartier, vous avez peut-être manifesté à la grève des femmes. Pourquoi le musée devrait-être une bulle dissociée de cette réalité-là ? Pourquoi est-ce que les questions qu'on se pose au quotidien ne devrait pas aussi être dans le musée ? Pour moi, être un musée citoyen c'est aussi ne pas se détourner des grandes questions, des choses qui sont compliquées et qui font la vie de tout le monde, qui font la vie du maintenant. C'est pour cette raison que lorsqu'on a dû fermer il y a exactement un an, c'était inenvisageable de mon point de vue, qu'on ferme et qu'on ne fasse rien. Moi je ne comprenais rien à mon quotidien, à ce qui était en train de nous arriver, j'étais hyper angoissé comme tout le monde. Là où je me suis dit qu'on pouvait peut-être apporter quelque chose, c'est justement en embrassant cette complexité et en se demandant ce que nous en tant que musée on pouvait faire pour apporter quelque chose à la conversation. On a mis en place un gros projet qu'on n'avait ni budgétisé, ni planifié, ni rien du tout, mais avec beaucoup d'ingéniosité et de passion, on a réussi à le monter. C'est un projet qui cherchait à inviter une cinquantaine de photographes du monde entier de l'Agence Magnum, a nous envoyé en flux tendu des images de pandémie parce que je me suis simplement dit que ça m'aidait de voir ce qu'il se passait à Moscou, à Saint Paulo, à Sydney, ect. n'importe où en fait, pour lire mon quotidien à moi différemment. Sur la base de ce contenu et de ces images, on a développé tout un tas de projets en ligne et en suite au musée, pour juste être un agent de compréhension et une possibilité pour les gens de se dire : "C'est énorme ce qui est en train de nous arriver ! Et à travers ce regard du musée, je réfléchis différemment à cette actualité." Ça pour moi, c'est être un musée citoyen. C'est aussi être un musée qui se comprend comme un membre d'un écosystème plus large, d'un écosystème culturel, politique, social, économique. Le musée peut être un catalyseur dans ce secteur-là. On n'est jamais juste une salle d'exposition, on emploie plein de monde en interne mais aussi en externe : des traducteurs, des correcteurs, des scénographes, des installateurs, des peintres, etc. Une quantité de métiers que j'admire, dont je suis tellement fier. Le musée c'est tout ça aussi, donc comment on peut stimuler ce tissu économique, social, culturel, politique, comment on peut être un acteur du monde et pas juste être là en train de regarder ce qu'il se passe à distance bien au chaud dans notre salle d'exposition. Bien sûr qu'on va se planter, qu'on va faire des erreurs, que ça ne va pas toujours être parfait, mais au moins on aura essayé et je pense qu'il y a une posture à habiter qui est celle du réfléchir et du vivre ensemble. Oui, la vie c'est compliqué mais au moins, on essaie de chercher des réponses tous ensemble.
A.B. : Justement, la vie c'est compliqué, vous traitez de sujets complexes. L'humanitaire c'est de plus en plus complexe et on est tellement interconnectés. Comment est-ce qu'on raconte une histoire qui est en cours ? C'est quand même l'histoire d'humains derrière tout ça.
P.H. : C'est une très bonne question. Je dirais que cette question de la distance et du temps de l'histoire, je l'entends, mais je pense aussi qu'on est aussi toujours vivants maintenant. En l'occurrence par rapport à ce projet qu'on a lancé autour de la pandémie, attendre un, cinq, dix ans pour le faire, ça aurait été une option, et ce sera certainement une option pour beaucoup de personnes, mais le besoin c'était maintenant. Le recul, on peut le prendre de beaucoup de manières, c'est pas forcément un facteur temps. Ça peut être de "changer de lunette", "de prendre un pas de côté", c'est-à-dire de regarder la situation différemment, de changer de canal un peu comme à la radio. Tout d'un coup, on pense ou on voit la situation sous un autre angle. Typiquement avec les images de Magnum, ce sont des images qui n'ont rien à voir avec celles que l'on voit dans l'actualité, pas du tout des images sensationnalistes, mais plutôt du petit quotidien qu'on partage tous, des images profondément humanistes, des images lentes, des images qui vous donnent une partie du message mais qui vous invite à réfléchir pour le compléter. En prenant ce pas de côté déjà, on peut créer une certaine distance et un espace pour la réflexion. Une autre manière de faire, c'est le patrimoine et l'histoire. Avoir l'intelligence et l'expertise diffuse de penser l'ici et le maintenant à la lumière du patrimoine et de l'histoire dont nous sommes les gardiens et porteurs, nous, professionnels des musées. En ce moment, je suis en train de bosser sur un gros projet depuis que je suis arrivé, sur les collections photographiques de la Croix Rouge. C'est un truc de dingue. Il y a des millions d'images, il y en a beaucoup ici au musée, il y en a plein au CICR, il y en a aussi énormément à la Fédération Internationale, et je vous dis même pas les images partout dans le monde dans les sociétés nationales de la Croix Rouge et du Croissant Rouge. Des millions d'images qui dorment dans des tiroirs. Comme je viens de la photographie, j'étais curieux de voir quels types de photos on avait puisque nos collections remontent presque au début de la photographie, 20 ou 25 ans avant la fondation de la Croix Rouge. Le pari qu'on s'est lancé avec mes collègues et une commissaire externe, Nathalie Herschdorfer, qui est spécialiste de photographie, c'était de se dire : Est-ce qu’en parcourant tout ce patrimoine depuis les origines de la photographie, on arrive à identifier une sorte de grammaire visuelle de l'action humanitaire ? Est-ce qu'on arrive à voir des choses qui se répètent visuellement ? Est-ce qu'un enfant qui a faim aujourd’hui c'était la même chose il y a 100 ans ? Est-ce que les gens qui font la queue aujourd’hui c'était la même chose il y a 100 ans ? On est en train d'analyser tout ce patrimoine visuel mais pourquoi ? On le fait parce qu'une fois que le visiteur sera sorti de l'exposition, il aura peut-être un autre regard sur ce qu'on voit tous les jours dans notre téléphone portable. Et pour qu’à la lumière de notre patrimoine et à la lumière de l'histoire, on puisse se dire que l'image que ce que musée nous montre, c'est un lieu commun visuel qui se répète depuis des décennies et de décennies. Donc ce n'est pas juste l'actualité, mais l'actualité vue à travers un filtre culturel que l'on partage tous en Occident de comprendre les images comme ça. C'est une autre manière de parler de l'ici et du maintenant mais à la lueur et à travers le prisme de l'histoire. La troisième manière c'est aussi de parler de l'actualité à travers différents thèmes. Un autre grand projet sur lequel on travaille c'est une histoire genrée de l'action humanitaire. Repenser l'histoire de l'action humanitaire à la lumière du genre. Se poser les questions de comment les rapports de genre, les stéréotypes de genre ont impacté la création du mouvement, la représentation du mouvement, le rôle des femmes en particulier dans ce mouvement. C'est intéressant parce que la prochaine fois qu'on verra une travailleuse de l'humanitaire, ou quelqu'un donner une interview à la télé, on pourra se demander si elle est là en position de cheffe, une assistante, quelqu'un qui soutient et aide un autre dans un acte de compassion, ou bien une dirigeante qui a imposé une décision ? On est tellement plongé dans une eau qu'on partage, dans un air qu'on respire, que le musée c'est juste prendre un pas de côté qui fait se rendre compte de l'eau qu'on est en train de partager et de l'air qu'on respire. Oui, le musée va toujours parler de l'ici et du maintenant, mais à travers tous ses différents chemins qui permettent une distance et une réflexion critique.