I.2

Ici, on parle du sacré, d'amour, de trahison et de folie humaine. Ici, c’est le Grand Théâtre de Genève et son directeur Aviel Cahn.

©GTG_NicolasSchopfer.png

A lire.

Anna Beaujolin : Mon invité aujourd’hui est le Directeur du Grand Théâtre de Genève, Aviel Cahn. Aviel Cahn aime, selon ses propres mots, que l’existence bouge. Il est reconnu et respecté pour son audace et sa capacité à innover en confrontant tous les univers artistiques entre eux. Aujourd’hui, il nous parle de l’institution, de sa place dans la cité, du sacré et de ce moment figé forcé que nous vivons tous. Il nous raconte la composition d’une saison et comment les artistes contemporains se libèrent de la tradition. Bonjour Aviel Cahn.

Aviel Cahn : Bonjour !  

A.B. : Merci infiniment de me recevoir chez vous à l'Opéra. Aujourd'hui, il est vide et pourtant vous et vos équipes ont fait preuve de créativité et d'originalité pour que le public puisse, malgré la clôture du lieu, continuer à découvrir votre programmation. Est-ce que vous pouvez nous raconter comment vous vous y êtes pris ?  

A.C. : Dans notre profession, on doit être créatif, même si quelques fois, on se voit rattraper par la routine malheureusement, même dans ce métier. J'essaie de casser la routine personnellement et évidemment le COVID a cassé notre routine et il faut désormais faire beaucoup de choses de façon différente. Très vite, on s'est posé la question de comment on pouvait rester actif, proche de notre public même dans la première vague où personne ne pouvait travailler. On a assez rapidement développé ce qu'on appelle "Le Grand Théâtre Digital". On n'aurait pas pensé, ou pas espéré, qu'au printemps 2021, on serait toujours là, à ne pouvoir que diffuser nos spectacles sans recevoir de public. On crée des spectacles qu'on trouve intéressants aussi à proposer en streaming, mais on est déjà quand même un peu fatigué de ça, on a besoin que le public retourne chez nous. 

A.B. : C'est vrai qu'on voit dans votre plateforme digitale, votre présence dans les réseaux sociaux, la manière dont vos spectacles sont filmés de manière cinématographique, vous avez toujours réussi à nourrir un public malgré la distance.  

A.C. : On est en partenariat avec la RTS et des réalisateurs ayant beaucoup d'expérience, mais je ne pense pas que ce qui est important soit que le spectacle soit filmé d'une façon professionnelle, mais c'est tout ce qu'on peut faire autour. Évidemment ça nous a porté toujours plus d'être digital, de produire des contenus, de petites vidéos de 30 secondes, de petits post sur Facebook. Ça permet aussi à un nouveau public peut-être pendant cette pandémie, de découvrir l'Opéra. Une des premières choses que j’ai décidé de faire en 2019, a été d'engager un vidéaste à l'intérieur du Grand Théâtre. Quelqu'un qui serait toujours là avec sa caméra et qui pourrait filmer n'importe quoi. A cette époque, on ne savait pas que la pandémie allait arriver, mais avec cette initiative on était un peu pré-armé avec une équipe qui avait déjà anticipé de développer le digital.  

A.B. :  Vous parlez des nouveaux publics, cette plateforme digitale va vous en apporter, mais vous étiez déjà à la conquête de ces nouveaux publics et c'est ce que vous avez essayé de faire en prenant la direction du Grand Théâtre.  

A.C. : Le Grand Théâtre est évidemment dans une situation d'avoir... comment dire... une image d'une population plus large de quelque chose d'assez élitiste. Ce n'est pas que le Grand Théâtre, c'est beaucoup de maisons d'Opéra qui partagent ce même problème. Évidemment, l'opéra est une forme d'art dont on a besoin de certaines clés pour ouvrir les portes et savoir comment entrer. On essaie d'offrir de nombreuses clés parmi par exemple ces actions digitales, mais pas que, pour intéresser, motiver, rendre curieux, un public nouveau qui ne connait pas, qu'on connait mal ou ayant des préjugés vis-à-vis de cette forme d'art. C'est quelque chose que j'avais déjà pratiqué ailleurs, et c'était peut-être une des raisons pour lesquelles on m'a demandé de venir habiter à Genève. Cette ville a besoin de ça et le Grand Théâtre a besoin de ça. Sans reproche à personne, c'était un peu une île isolée. Le déménagement de l'Opéra des Nations, parce que la maison était en rénovation pendant plusieurs années, a déjà permis je pense de casser cette image et d'attirer un public plus "démocratique". Aujourd'hui, après ce retour dans ce bâtiment un peu "sacré" comme vous l'avez présenté dans votre introduction, je pense qu'il faut un peu désacraliser. 

A.B. : Alors comment justement vous comptez désacraliser ? Quelles sont les clés pour désacraliser un lieu pareil ?  

A.C. : Ca commence... D'un côté c'est le type de spectacle qu'on offre, et de l'autre côté, c'est aussi tout ce qui se passe autour. Si vous avez une maison comme le Grand Théâtre qui est là, comme une espèce d'armure d'un autre temps, qui ne semble pas très accessible, il faut tout d'abord la rendre accessible. Comment s'y prendre ? Il faut faire vivre le bâtiment. Par exemple, une des choses qu'on a introduites pour faire venir des gens chez nous - sans même penser à les faire venir pour voir un opéra - a été les "late nights". Ce sont des fêtes à l'Opéra jusqu'à 3h du matin, où on collabore avec des clubs de Genève ou avec des institutions comme le Festival Antigel. Peut-être qu’avant, personne n'aurait pensé qu'Antigel n'aurait collaboré avec le Grand Théâtre. Aujourd'hui, on fait des "late nights", et on recommencera le plus vite possible avec Antigel. On a eu par exemple un voguing en Février 2020. Une chose qui était impensable avant au Grand Théâtre. Et ça a apporté des gens complètement différents chez nous. Je pense que le premier pas, c'est déjà de venir au cœur du bâtiment et de perdre cette peur ou cette distance en commençant à habiter l'espace. Je pense que c'est une chose... On fait aussi des brunchs, des after-works avec de petits concerts, etc. Donc on fait plusieurs choses. On appelle ça la plage. C'est une façon d'ouvrir et de démocratiser le bâtiment, le lieu. Faire un premier pas, venir, d’être au radar de notre institution. Le prochain pas évidemment ce serait de venir voir un spectacle lyrique, mais ce spectacle doit arriver comme quelque chose qui n'est pas poussière mais qui concerne aussi le citoyen d'aujourd'hui.  

IMG_5004.jpeg

“Comment s'y prendre? Il faut faire vivre le bâtiment.”

A.B. : Comment construisez-vous cette programmation que vous voulez "expérience".  

A.V. : Je pense que le public, il faut le motiver à être curieux, c'est à dire de casser un peu la routine. On a vu déjà vingt fois la « Carmen », on peut pour la vingt-et-unième la voir différemment. Il y a des gens qui vont chaque année dans le même chalet pour les vacances et jamais nulle part ailleurs, mais quelque fois on pourrait quand même essayer de faire un pas vers une île grecque, dans un pays africain, pour retrouver autre chose. C'est la même chose. Il ne faut pas toujours aller au même chalet. Je pense qu'on peut encourager et motiver un public traditionnel pour redécouvrir les pièces qu'ils connaissent déjà très bien. De l'autre côté, c'est un public nouveau qui est attiré vers quelque chose qui leur parle, les concerne et a quelque chose à voir avec eux. Si je suis quelqu'un qui ne connait pas l'Opéra et que je le découvre. Ce sont des histoires que l'on connait, et ce sont peut-être des esthétiques particulières qu'on connait mais qu'on n'a pas encore retrouvé à l'Opéra. On travaille avec des cinéastes, avec des réalisateurs, des metteurs en scène qui travaillaient avec le nouveau cirque qui est venu faire un spectacle, donc on surprend et je pense que la surprise et les artistes qu'on connait peut-être d'ailleurs, en les retrouvant à l'Opéra on pourrait se dire que c'est peut-être intéressant d'aller voir ce qu'ils font.  

A.B. : C'est en créant des ponts entre pratiques artistiques différentes.  

A.C. : Voilà, par exemple ou des pratiques comme le cinéma qui est une pratique artistique populaire et plus largement diffusé que l'opéra. Par exemple c'était un projet qui a été malheureusement annulé au printemps 2020 par la pandémie. C'était une création mondiale d'une nouvelle pièce, l'adaptation d'un film déjà très connu en Suisse qui s'appelle « Voyage vers l'espoir », qui est un film d'une famille kurde qui essaie de se réfugier en Suisse, il a remporté un Oscar dans les années 90. De ça, on est partis pour créer une nouvelle pièce lyrique à Genève avec un metteur en scène qui devrait la mettre en scène et qui a aussi créé les livrets avec son partenaire et qui est un réalisateur de film très connu. Son dernier film vient de sortir du Netflix "Pieces of a woman" de Kornél Mundruczó. Il a déjà vaincu le Festival de Cannes. Donc c'était un réalisateur de film qui venait de créer un spectacle d'un film très connu d'un autre réalisateur de film, pour en créer un opéra, autour d'une thématique qui nous touche tous aujourd'hui qui est le problème de la migration et des réfugiés, toujours malheureusement très présents en Europe. Ce projet n'a pas eu lieu à cause de la pandémie, mais c'est typiquement toutes les facettes qui peuvent faire d'une création mondiale à l'Opéra, quelque chose qui parle à un public très large et non pas seulement aux élitistes amateurs de la musique contemporaine lyrique, qui est déjà une niche dans l'Opéra. Je n'ai pas eu la preuve que ça aurait fonctionné parce que ça n'a pas eu lieu, mais on le fera dans quelques années et en tout cas c'est l'idée pour pouvoir ouvrir largement les portes de cette institution.  

A.B. : Vous avez déjà vu avec votre collaboration avec Milo Rau et Marina Abramović, ce que c'était de mélanger des pratiques et que ça fonctionnait auprès du public. 

A.C. : Je ne peux pas vous dire parce que les deux projets ont eu lieu sans public. Avec le « Pelléas et Mélisande » et les scénographies de Marina Abramovic, on ne l'a fait qu'en streaming et on a eu de très beaux chiffres, beaucoup plus que si on n'avait fait ça uniquement au Grand Théâtre. Je ne peux pas vous dire combien de nouveaux publics et de publics différents. Pareil avec Milo Rau, on a filmé la production le 19 Février, mais après ça ne s'est pas produit avec du public. Un facteur intéressant je trouve avec le projet que vous avez mentionnez avec Marina Abramovic, on a eu deux chorégraphes qui étaient les metteurs en scène. Le pan entre la danse contemporaine et l'opéra existe déjà dans notre maison parce qu'on a un ballet, mais qui souvent n'est pas utilisé. Ce sont souvent deux mondes complètement à part, qui ne se touche pas. Si vous regardez, si on parle de renouvèlement du public, la danse contemporaine et la danse en général, c'est un public très jeune, beaucoup plus jeune que le public lyrique. L'utilisation de la danse, de travailler et de collaborer avec des chorégraphes, ça crée un autre type de pont, d'accès à l'Opéra pour un public qui part de la danse et qui arrive à apprécier et à découvrir l'Opéra.  

A.B. : Vous parlez d'accès des nouveaux publics, mais comment faire intervenir des artistes qui ne viennent pas du monde de l'Opéra et comment ils déstabilisent les habitudes du monde de l'opéra et enrichissent la pratique artistique ?  

A.C. : Ils ne les déstabilisent pas nécessairement. Ça dépend. Quelque fois, ils sont mêmes timides et n'osent pas vraiment trop questionner les choses. Quelque fois je dois les pousser à se questionner. Évidemment, de travailler avec des artistes créateurs d'aujourd'hui. Souvent les metteurs en scène à l'Opéra sont des interprètes et ça s'arrête là. Ce sont évidemment des artistes, mais pas des artistes créateurs. Ils interprètent quelque chose qui est déjà là. Si vous travaillez par exemple avec une artiste ou un artiste de l'art contemporain, ou des chorégraphes, ce sont souvent des gens qui créaient à partir de zéro, quelque chose de complètement nouveau, ex-machina. Ça c'est quelque chose qui souvent est absent à l'Opéra ou pas assez présent. L'intérêt de travailler avec des artistes qui sont des artistes entièrement ancrés aujourd'hui dans notre temps, ces artistes à la rencontre avec l'Opéra avec des œuvres existantes déjà de tradition quelques fois depuis des siècles, comment de leur point de vue en tant qu'artistes traitent l'Opéra, qu'est-ce qui sort d'un processus artistique, que font-ils avec ces œuvres ? C'est très intéressant et pas toujours facile parce que ce sont des artistes qui sont habitués à avoir une liberté totale de création. S'ils arrivent à l'Opéra, ils ont beaucoup de contraintes : l'œuvre qui est déjà écrit, respecter le compositeur et sa partition, le texte, les conventions du genre, de travailler dans un théâtre comme le Grand Théâtre avec un personnel syndicalisé, des règles du travail. Si vous travaillez avec un artiste visuel, il est habitué à travailler quand il veut, à n'importe quelle heure du jour, alors qu'ici à 23h c'est fini, on ne bouge plus, ou il y a des pauses de 2h30 qu'il doit respecter. C'est toujours un parcours qui n'est pas facile. 

A.B. : Pourquoi c'est important que justement une œuvre classique soit réinterprétée de manière contemporaine ? 

A.C. : Pourquoi c'est important ? Parce que je trouve autrement on est un genre qui se réduit à la reproduction de quelque chose qui est l'éternel même, sauf peut-être l'interprétation musicale qui change. Les grandes œuvres soient théâtrales, soit à l’Opéra, sont grandes parce que chaque génération la redécouvre pour soi-même. La même œuvre ne sera pas présentée de la même manière dans les années 80, 90 ou 2000. Notre perception de cette œuvre change également. Ces œuvres sont fortes car elles ont encore quelque chose à nous dire. Autrement, on peut aller au musée. L'Opéra pour moi n'est pas un musée, mais quelque chose qui doit être très actif, très vivant et très dynamique. Autrement, ça ne va pas survivre. Et ça n'aurait pas survécu et heureusement ça n'a jamais été le cas. C'est la même chose avec la danse. Il y avait quand même assez peu de danse, de ballet archi classiques qui sont restés. Oui, ça existe encore, mais autour de ça, il y a une scène vibrante de créations de danse contemporaine, qui s'est libéré de ce corsage construit de traditions. Oui, il faut connaitre les traditions, il faut les respecter, mais il ne faut pas les mettre sur un piédestal et les admirer comme une déesse ou un dieu. 

e3cc1ab7-0981-4a37-872e-b1386df89a39.JPG

“Les grandes œuvres sont grandes parce que chaque génération les redécouvre pour soi-même.”

A.B. : Vous le disiez, ça permet aussi au public de se sentir plus représenté dans ce qu'il est en train de regarder, et de se sentir plus concerné. 

A.C. : Ça crée une distance d'un côté et ça ajoute une émotion de l'autre. Je pense que le fait qu'il chante et qu'il ne parle pas, ça ajoute une dimension plus large qu'au théâtre parlé où ça reste très réaliste, concret, peut-être aussi plus dur. A l'Opéra, vous avez toujours la musique et le chant qui élargissent l'émotion. A la fin, la qualité de l'Opéra, vis-à-vis d'autres formes d'art, c'est certainement cet impact émotionnel extrêmement fort que l'Opéra peut avoir si ça tient. 

A.B. : D'ailleurs, qu'est-ce que c’est « l'art total » ? 

A.C. : Le Gesamtkunstwerk (art total en Allemand), c'est parce qu'on ne peut pas réduire l'opéra à une musique et un peu de décor qui l'arrange. Cela veut dire que tous les niveaux artistiques présents à l'Opéra, doivent se rencontrer à la même hauteur des yeux (Augenhöhe). C'est la musique, c'est le chant, c'est le design, c'est-à-dire un décor, des costumes, des lumières, et souvent aussi l'aspect théâtral, donc l'action. Tous ces aspects doivent être traités avec la même ambition et pas seulement comme de la musique et le reste un peu accessoire. On peut aller à la Victoria Hall et assister à un concert. L'opéra c'est le fait d'avoir l'ambition que sur tous ces niveaux, on a fait vraiment le maximum pour achever quelque chose de spéciale. Après c'est vraiment la fusion de tout ça qui fait l'effet... qui rend l'Opéra tellement unique si ça réussit. Après chacun a son goût. Ce qui me plait à moi, ne vous plait pas nécessairement. C'est aussi la diversité des opinions, mais c'est bien. Moi, j'adore si on discute après un spectacle. J'ai toujours dit que le plus grand compliment qu'on puisse me dire après un spectacle c’est de me dire après quelques semaines, que vous en discutez encore. Si quelqu'un sort et dit : "Ah qu'est-ce que c'était beau !" Il oubliera rapidement deux semaines après.  

A.B. :  Cette relation avec le public, je trouve qu'à l'Opéra, elle est toujours un petit peu délicate parce qu’on ne veut pas le froisser et en même temps on ne veut pas être trop complaisant.

A.C. : Oui, on avait produit un petit film avec la comédienne Marina Rollman au début de cette saison. Elle s'est moquée un peu de cet aspect que vous venez de mentionner. Je ne sais pas si vous l'avez vu. Elle le dit exactement : "Ou bien c'est trop classique ou bien ce n’est pas assez osé." Mais bon, il faut en discuter. Après, une bonne saison lyrique a un petit peu de tout. Elle a des spectacles plutôt visuels, plutôt riches et font peut-être rêver. Il y en a d'autres plus intellectuels, quelques-uns qui sont politiques ou d’autres encore qui sont drôles. C'est le mélange du tout qui fait une bonne saison lyrique.  

A.B. : Comment vous créez cette saison lyrique ?  

A.C. :  Évidemment, on est une maison d'Opéra qui veut montrer la grande palette des œuvres lyriques qui existent donc on ne fait pas que du moderne ni que de l'ancien. On a du Baroque jusqu'à l'époque contemporaine. Idéalement, tout est représenté. Les différents styles, les différentes origines d'œuvres, et les différents répertoires russe, italien, anglais-américain.  Il faut un bon mélange entre les différents styles, époques et des mises en scène et de direction.  

A.B. :  Comment est-ce que le public genevois a accueilli la diversité que vous avez apporté ?  

A.C. : On a eu peu de temps pour être honnête. On a eu une production qui a été beaucoup discutée et qui a fait beaucoup de lettres, c'était « L'Enlèvement au Sérail » dans ma première saison. Un opéra de Mozart donc très classique, pour lequel on a demandé à une écrivaine turque très politisée, Madame Erdogan (rien à voir avec le chef d'État, plutôt le contraire d'ailleurs), de réécrire le texte et on a demandé à un metteur en scène qui est très connu de la scène théâtre contemporaine, Luc Perceval. Tous les deux, ils ont sérieusement retravaillé cet opéra, pour de bonnes raisons selon moi, parce que c'est un livret assez ringard, et même du point de vue éthique est très difficile à proposer aujourd'hui, tout en ayant une très belle musique de Mozart. Ils ont beaucoup bousculé cette œuvre, pour moi, d'une manière très poétique, fine, sensuelle et émotionnelle. Mais ça a créé beaucoup de discussions ici, aussi... beaucoup de lettres scandalisées sur ma table. De l'autre côté, beaucoup de gens ont apprécié et même adoré, et ça leur a permis de redécouvrir cette œuvre d'une manière entièrement différente. Je pense qu'il est très difficile de juger tout ça avec si peu d'œuvre qu'on a pu faire ensemble. Le COVID a beaucoup coupé dans cette aventure, ce parcours avec le public ici à Genève. Il faut voir la suite. De nouveau, c'est à la fin, l'ensemble d'une saison lyrique qui fait ce mélange, parce qu'après cet « Enlèvement au Sérail » qui était très spécial, on a quand même eu un opéra de Rossini, c'est du bel canto, du classicisme avec une mise en scène plutôt chouette. C’est la composition du menu qui fait le diner, et pas qu'un seul plat.  

A.B. :  Et ce serait quoi si vous aviez toutes les libertés, la production que vous aimeriez voir ? 

A.C. : Heureusement, je peux assez produire ce que j'aime, donc ça veut dire d'attirer des artistes importants, du monde du théâtre, de la littérature, comme on vient de le faire avec Milo Rau. C’est aussi revisiter un opéra de Mozart que tout le monde pense connaitre mais finalement en redécouvre d'autres facettes. C’est de travailler avec d'autres artistes comme Daniele Finzi Pasca, qui a fait mon ouverture en Septembre 2019 avec "Einstein on the Beach" de Philippe Glass, et qui avant ça était le créateur de Fête de Vigneron à Vevey. C’est un homme connu par un public extrêmement large, et tout d'un coup on retrouve ce Monsieur à l'Opéra. C'est ce que j'adore, d'avoir des aspects visuels, des façons d'interpréter l'opéra. Heureusement, on peut le faire ici. On a un podium qui est énorme, qui donne beaucoup d'opportunité. C'est la plus grande scène de notre pays, parmi les théâtres classiques, évidemment il y a des scènes plus grandes comme Palexpo. C'est la plus grande scène, ça offre beaucoup de possibilités, on a toujours de bons budgets qui nous donnent la possibilité de faire des choses spéciales. Créer l'exceptionnel et créer quelque chose qui fait rêver et qui donne des possibilités à faire bouger cette forme d'art qu'est l'opéra vers le futur. Ce que j'aime avec tous les spectacles que je fais, c'est qu'il y a quelque chose de nouveau qui est amené à l'Opéra, et qu'on élargit son horizon. 

A.B. : Vous le mentionnez, c’est la plus grande salle en Suisse, mais la ville reste une petite ville, mais pourtant on a l'impression que le Grand Théâtre n'a rien à envier à d'autres théâtres de capitales européennes. Qu'est-ce qui fait la force de cette institution ? 

A.C. :  La force de cette institution, c'est... une maison de "stagione", c’est-à-dire que c'est toujours une œuvre à la fois avant la prochaine. D'’autres théâtres changent leur programmation tous les jours avec un jour la « Tosca », demain « Carmen » et après-demain « La Flûte Enchantée », alors qu'ici c'est pour une période une seule œuvre. Cette œuvre-là qui est seule sur scène permet de faire des choses un petit peu plus exigeantes du point de vue technique, de l'installation, et de ce qu'on peut se permettre de faire. Comme un festival. Et ça c'est possible à Genève, il n'y a presque aucune autre maison lyrique qui peut faire ça en Suisse. Et puis les dimensions du théâtre, la machinerie qu'il faut renouveler mais qui est encore là, qui peut faire des choses formidables du point de vue technique. C’est une salle où il y a une très belle visibilité sur la scène, et ça de n’importe quelle place. Il y a beaucoup d'anciennes maison d'Opéra où il y a des places à côté qui sont pas mal coupées de la vue sur la scène. Il y a beaucoup de places desquelles on ne voit pas vraiment bien surtout les places bon marché. Ici, au Grand Théâtre, on voit bien le plateau, à n'importe quel prix, vous êtes garanti que vous verrez bien le spectacle. Si vous allez à l'Opéra de Zurich, de Munich ou à la Scala de Milan, ils sont très grands et les places sont très chères, et vous ne voyez que la moitié. Ici à Genève c'est mieux.  

A.B. : Vous parlez des places tout en haut qui sont à des prix assez compétitif, grâce à un de vos partenariat, donc c'est aussi pour atteindre des publics plus diversifiés. 

A.C. : Oui, aussi pour démocratiser. C'était un signal, on a des billets à prix de cinéma. Vous pouvez venir à l'Opéra à partir de 17 francs. A dire, c'est cher, oui c'est cher si vous voulez la meilleure place. Mais pour passer une soirée à l'Opéra, vous pouvez venir pour le même prix que le cinéma. C'est un mécène qui nous a sponsorisé la différence entre les 30 francs et les 17 francs qu'on a pu introduire comme prix officiel pour tout le monde.  

A.B. : Plus d'excuses !

A.C. :  Voila ! Moi, je trouve que l'Opéra c'est quelque chose de spécial. Je n’ai aucun problème si quelqu'un me dit qu'il n'aime pas. S'il a essayé mais que ça ne lui parle pas à cause des voix trop fortes ou de l'ambiance, c'est ok. Il ne faut pas forcément que tout le monde aime l'Opéra, mais il faut tenter. Si vous n'avez jamais goûté une huitre, vous ne savez pas si ça vous plait. 

A.B. : J'ai lu que vous aimiez bouge, que faites-vous pour pallier ça en ce moment parce que j'imagine que comme tout le monde c'est un peu plus calme ? 

A.C. : Oui. C'est beaucoup plus calme. Évidemment, dans un tout premier temps, ça donnait un peu de libertés de prendre les choses de manière plus calme, d'avoir du temps de lire, de réflexion, mais maintenant ça commence à être un petit peu long cette période et je pense que j'ai pu recharger mes batteries, on a pu réfléchir à du renouvèlement, d'avoir des attitudes un peu différentes vis-à-vis des choses. Maintenant j'aurais quand même envie de réaliser toutes ces choses. C'est surtout le social qui manque fortement. Et puis, je trouve que Genève c'est très joli, mais c'est très petit. La Suisse, c'est aussi très joli, mais maintenant on a visité tous les lacs, toutes les régions de ski et c'est bien de se nourrir aussi d'autres impressions différentes du home sweet home, des vaches et des perches du lac.  

A.B. : Vous avez raison. Mais vous aimez votre vie à Genève depuis que vous êtes ici.  

A.C. : J'ai beaucoup bougé dans ma vie. C'est toujours passionnant d'arriver quelque part, d'apprendre à découvrir le lieu, de rencontrer des gens et d'essayer de contribuer à quelque chose. Idéalement, d'influencer à notre échelle, avec la culture, quelque chose, quelques pensées, découvertes et attitudes. 

A.B. : Quels sont vos grands projets dès que l'Opéra pourra rouvrir pour justement développer cette Opéra hors les murs et dans les murs mais plus ouvert ?  

A.C. : Le projet est vraiment d'ouvrir notre restaurant, qu’on a précédemment ouvert à l'automne et qui a presque été tout de suite du refermé. On aura une terrasse, donc pour moi c'est important de la faire vivre et d'animer le bâtiment de la manière dont on l’a pensé dès le départ. Et puis, on a des œuvres prévues pour la rentrée en septembre, j'ai une œuvre colossale impressionnante que je rêve vraiment… c'est mon grand rêve de réaliser cette œuvre. Pour le début de la saison prochaine, on trouvera une solution pour accueillir du public et refaire l'Opéra, soit parce qu'on a trouvé une solution avec le vaccin, soit qu'on peut tester notre public à l'arrivée, mais c'est vraiment de réanimer la vie. J'espère que cette pandémie aura fait réaliser aux gens que le bonheur n'est pas toujours ailleurs. On peut le trouver aussi chez soi. 

A.B. : Je crois que ce sera le mot de la fin. Merci Aviel Cahn.

Production. Laurent Vonlanthen (Kitchen Studio)

Music. Matteo Locasciulli (Alba Musique)

Transcript. Cosima Alié

Previous
Previous

I.3

Next
Next

I.1