I.2
Ici, on parle du sacré, d'amour, de trahison et de folie humaine. Ici, c’est le Grand Théâtre de Genève et son directeur Aviel Cahn.
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Anna Beaujolin : Mon invité aujourd’hui est le Directeur du Grand Théâtre de Genève, Aviel Cahn. Aviel Cahn aime, selon ses propres mots, que l’existence bouge. Il est reconnu et respecté pour son audace et sa capacité à innover en confrontant tous les univers artistiques entre eux. Aujourd’hui, il nous parle de l’institution, de sa place dans la cité, du sacré et de ce moment figé forcé que nous vivons tous. Il nous raconte la composition d’une saison et comment les artistes contemporains se libèrent de la tradition. Bonjour Aviel Cahn.
Aviel Cahn : Bonjour !
A.B. : Merci infiniment de me recevoir chez vous à l'Opéra. Aujourd'hui, il est vide et pourtant vous et vos équipes ont fait preuve de créativité et d'originalité pour que le public puisse, malgré la clôture du lieu, continuer à découvrir votre programmation. Est-ce que vous pouvez nous raconter comment vous vous y êtes pris ?
A.C. : Dans notre profession, on doit être créatif, même si quelques fois, on se voit rattraper par la routine malheureusement, même dans ce métier. J'essaie de casser la routine personnellement et évidemment le COVID a cassé notre routine et il faut désormais faire beaucoup de choses de façon différente. Très vite, on s'est posé la question de comment on pouvait rester actif, proche de notre public même dans la première vague où personne ne pouvait travailler. On a assez rapidement développé ce qu'on appelle "Le Grand Théâtre Digital". On n'aurait pas pensé, ou pas espéré, qu'au printemps 2021, on serait toujours là, à ne pouvoir que diffuser nos spectacles sans recevoir de public. On crée des spectacles qu'on trouve intéressants aussi à proposer en streaming, mais on est déjà quand même un peu fatigué de ça, on a besoin que le public retourne chez nous.
A.B. : C'est vrai qu'on voit dans votre plateforme digitale, votre présence dans les réseaux sociaux, la manière dont vos spectacles sont filmés de manière cinématographique, vous avez toujours réussi à nourrir un public malgré la distance.
A.C. : On est en partenariat avec la RTS et des réalisateurs ayant beaucoup d'expérience, mais je ne pense pas que ce qui est important soit que le spectacle soit filmé d'une façon professionnelle, mais c'est tout ce qu'on peut faire autour. Évidemment ça nous a porté toujours plus d'être digital, de produire des contenus, de petites vidéos de 30 secondes, de petits post sur Facebook. Ça permet aussi à un nouveau public peut-être pendant cette pandémie, de découvrir l'Opéra. Une des premières choses que j’ai décidé de faire en 2019, a été d'engager un vidéaste à l'intérieur du Grand Théâtre. Quelqu'un qui serait toujours là avec sa caméra et qui pourrait filmer n'importe quoi. A cette époque, on ne savait pas que la pandémie allait arriver, mais avec cette initiative on était un peu pré-armé avec une équipe qui avait déjà anticipé de développer le digital.
A.B. : Vous parlez des nouveaux publics, cette plateforme digitale va vous en apporter, mais vous étiez déjà à la conquête de ces nouveaux publics et c'est ce que vous avez essayé de faire en prenant la direction du Grand Théâtre.
A.C. : Le Grand Théâtre est évidemment dans une situation d'avoir... comment dire... une image d'une population plus large de quelque chose d'assez élitiste. Ce n'est pas que le Grand Théâtre, c'est beaucoup de maisons d'Opéra qui partagent ce même problème. Évidemment, l'opéra est une forme d'art dont on a besoin de certaines clés pour ouvrir les portes et savoir comment entrer. On essaie d'offrir de nombreuses clés parmi par exemple ces actions digitales, mais pas que, pour intéresser, motiver, rendre curieux, un public nouveau qui ne connait pas, qu'on connait mal ou ayant des préjugés vis-à-vis de cette forme d'art. C'est quelque chose que j'avais déjà pratiqué ailleurs, et c'était peut-être une des raisons pour lesquelles on m'a demandé de venir habiter à Genève. Cette ville a besoin de ça et le Grand Théâtre a besoin de ça. Sans reproche à personne, c'était un peu une île isolée. Le déménagement de l'Opéra des Nations, parce que la maison était en rénovation pendant plusieurs années, a déjà permis je pense de casser cette image et d'attirer un public plus "démocratique". Aujourd'hui, après ce retour dans ce bâtiment un peu "sacré" comme vous l'avez présenté dans votre introduction, je pense qu'il faut un peu désacraliser.
A.B. : Alors comment justement vous comptez désacraliser ? Quelles sont les clés pour désacraliser un lieu pareil ?
A.C. : Ca commence... D'un côté c'est le type de spectacle qu'on offre, et de l'autre côté, c'est aussi tout ce qui se passe autour. Si vous avez une maison comme le Grand Théâtre qui est là, comme une espèce d'armure d'un autre temps, qui ne semble pas très accessible, il faut tout d'abord la rendre accessible. Comment s'y prendre ? Il faut faire vivre le bâtiment. Par exemple, une des choses qu'on a introduites pour faire venir des gens chez nous - sans même penser à les faire venir pour voir un opéra - a été les "late nights". Ce sont des fêtes à l'Opéra jusqu'à 3h du matin, où on collabore avec des clubs de Genève ou avec des institutions comme le Festival Antigel. Peut-être qu’avant, personne n'aurait pensé qu'Antigel n'aurait collaboré avec le Grand Théâtre. Aujourd'hui, on fait des "late nights", et on recommencera le plus vite possible avec Antigel. On a eu par exemple un voguing en Février 2020. Une chose qui était impensable avant au Grand Théâtre. Et ça a apporté des gens complètement différents chez nous. Je pense que le premier pas, c'est déjà de venir au cœur du bâtiment et de perdre cette peur ou cette distance en commençant à habiter l'espace. Je pense que c'est une chose... On fait aussi des brunchs, des after-works avec de petits concerts, etc. Donc on fait plusieurs choses. On appelle ça la plage. C'est une façon d'ouvrir et de démocratiser le bâtiment, le lieu. Faire un premier pas, venir, d’être au radar de notre institution. Le prochain pas évidemment ce serait de venir voir un spectacle lyrique, mais ce spectacle doit arriver comme quelque chose qui n'est pas poussière mais qui concerne aussi le citoyen d'aujourd'hui.
“Comment s'y prendre? Il faut faire vivre le bâtiment.”
A.B. : Comment construisez-vous cette programmation que vous voulez "expérience".
A.V. : Je pense que le public, il faut le motiver à être curieux, c'est à dire de casser un peu la routine. On a vu déjà vingt fois la « Carmen », on peut pour la vingt-et-unième la voir différemment. Il y a des gens qui vont chaque année dans le même chalet pour les vacances et jamais nulle part ailleurs, mais quelque fois on pourrait quand même essayer de faire un pas vers une île grecque, dans un pays africain, pour retrouver autre chose. C'est la même chose. Il ne faut pas toujours aller au même chalet. Je pense qu'on peut encourager et motiver un public traditionnel pour redécouvrir les pièces qu'ils connaissent déjà très bien. De l'autre côté, c'est un public nouveau qui est attiré vers quelque chose qui leur parle, les concerne et a quelque chose à voir avec eux. Si je suis quelqu'un qui ne connait pas l'Opéra et que je le découvre. Ce sont des histoires que l'on connait, et ce sont peut-être des esthétiques particulières qu'on connait mais qu'on n'a pas encore retrouvé à l'Opéra. On travaille avec des cinéastes, avec des réalisateurs, des metteurs en scène qui travaillaient avec le nouveau cirque qui est venu faire un spectacle, donc on surprend et je pense que la surprise et les artistes qu'on connait peut-être d'ailleurs, en les retrouvant à l'Opéra on pourrait se dire que c'est peut-être intéressant d'aller voir ce qu'ils font.
A.B. : C'est en créant des ponts entre pratiques artistiques différentes.
A.C. : Voilà, par exemple ou des pratiques comme le cinéma qui est une pratique artistique populaire et plus largement diffusé que l'opéra. Par exemple c'était un projet qui a été malheureusement annulé au printemps 2020 par la pandémie. C'était une création mondiale d'une nouvelle pièce, l'adaptation d'un film déjà très connu en Suisse qui s'appelle « Voyage vers l'espoir », qui est un film d'une famille kurde qui essaie de se réfugier en Suisse, il a remporté un Oscar dans les années 90. De ça, on est partis pour créer une nouvelle pièce lyrique à Genève avec un metteur en scène qui devrait la mettre en scène et qui a aussi créé les livrets avec son partenaire et qui est un réalisateur de film très connu. Son dernier film vient de sortir du Netflix "Pieces of a woman" de Kornél Mundruczó. Il a déjà vaincu le Festival de Cannes. Donc c'était un réalisateur de film qui venait de créer un spectacle d'un film très connu d'un autre réalisateur de film, pour en créer un opéra, autour d'une thématique qui nous touche tous aujourd'hui qui est le problème de la migration et des réfugiés, toujours malheureusement très présents en Europe. Ce projet n'a pas eu lieu à cause de la pandémie, mais c'est typiquement toutes les facettes qui peuvent faire d'une création mondiale à l'Opéra, quelque chose qui parle à un public très large et non pas seulement aux élitistes amateurs de la musique contemporaine lyrique, qui est déjà une niche dans l'Opéra. Je n'ai pas eu la preuve que ça aurait fonctionné parce que ça n'a pas eu lieu, mais on le fera dans quelques années et en tout cas c'est l'idée pour pouvoir ouvrir largement les portes de cette institution.
A.B. : Vous avez déjà vu avec votre collaboration avec Milo Rau et Marina Abramović, ce que c'était de mélanger des pratiques et que ça fonctionnait auprès du public.
A.C. : Je ne peux pas vous dire parce que les deux projets ont eu lieu sans public. Avec le « Pelléas et Mélisande » et les scénographies de Marina Abramovic, on ne l'a fait qu'en streaming et on a eu de très beaux chiffres, beaucoup plus que si on n'avait fait ça uniquement au Grand Théâtre. Je ne peux pas vous dire combien de nouveaux publics et de publics différents. Pareil avec Milo Rau, on a filmé la production le 19 Février, mais après ça ne s'est pas produit avec du public. Un facteur intéressant je trouve avec le projet que vous avez mentionnez avec Marina Abramovic, on a eu deux chorégraphes qui étaient les metteurs en scène. Le pan entre la danse contemporaine et l'opéra existe déjà dans notre maison parce qu'on a un ballet, mais qui souvent n'est pas utilisé. Ce sont souvent deux mondes complètement à part, qui ne se touche pas. Si vous regardez, si on parle de renouvèlement du public, la danse contemporaine et la danse en général, c'est un public très jeune, beaucoup plus jeune que le public lyrique. L'utilisation de la danse, de travailler et de collaborer avec des chorégraphes, ça crée un autre type de pont, d'accès à l'Opéra pour un public qui part de la danse et qui arrive à apprécier et à découvrir l'Opéra.
A.B. : Vous parlez d'accès des nouveaux publics, mais comment faire intervenir des artistes qui ne viennent pas du monde de l'Opéra et comment ils déstabilisent les habitudes du monde de l'opéra et enrichissent la pratique artistique ?
A.C. : Ils ne les déstabilisent pas nécessairement. Ça dépend. Quelque fois, ils sont mêmes timides et n'osent pas vraiment trop questionner les choses. Quelque fois je dois les pousser à se questionner. Évidemment, de travailler avec des artistes créateurs d'aujourd'hui. Souvent les metteurs en scène à l'Opéra sont des interprètes et ça s'arrête là. Ce sont évidemment des artistes, mais pas des artistes créateurs. Ils interprètent quelque chose qui est déjà là. Si vous travaillez par exemple avec une artiste ou un artiste de l'art contemporain, ou des chorégraphes, ce sont souvent des gens qui créaient à partir de zéro, quelque chose de complètement nouveau, ex-machina. Ça c'est quelque chose qui souvent est absent à l'Opéra ou pas assez présent. L'intérêt de travailler avec des artistes qui sont des artistes entièrement ancrés aujourd'hui dans notre temps, ces artistes à la rencontre avec l'Opéra avec des œuvres existantes déjà de tradition quelques fois depuis des siècles, comment de leur point de vue en tant qu'artistes traitent l'Opéra, qu'est-ce qui sort d'un processus artistique, que font-ils avec ces œuvres ? C'est très intéressant et pas toujours facile parce que ce sont des artistes qui sont habitués à avoir une liberté totale de création. S'ils arrivent à l'Opéra, ils ont beaucoup de contraintes : l'œuvre qui est déjà écrit, respecter le compositeur et sa partition, le texte, les conventions du genre, de travailler dans un théâtre comme le Grand Théâtre avec un personnel syndicalisé, des règles du travail. Si vous travaillez avec un artiste visuel, il est habitué à travailler quand il veut, à n'importe quelle heure du jour, alors qu'ici à 23h c'est fini, on ne bouge plus, ou il y a des pauses de 2h30 qu'il doit respecter. C'est toujours un parcours qui n'est pas facile.
A.B. : Pourquoi c'est important que justement une œuvre classique soit réinterprétée de manière contemporaine ?
A.C. : Pourquoi c'est important ? Parce que je trouve autrement on est un genre qui se réduit à la reproduction de quelque chose qui est l'éternel même, sauf peut-être l'interprétation musicale qui change. Les grandes œuvres soient théâtrales, soit à l’Opéra, sont grandes parce que chaque génération la redécouvre pour soi-même. La même œuvre ne sera pas présentée de la même manière dans les années 80, 90 ou 2000. Notre perception de cette œuvre change également. Ces œuvres sont fortes car elles ont encore quelque chose à nous dire. Autrement, on peut aller au musée. L'Opéra pour moi n'est pas un musée, mais quelque chose qui doit être très actif, très vivant et très dynamique. Autrement, ça ne va pas survivre. Et ça n'aurait pas survécu et heureusement ça n'a jamais été le cas. C'est la même chose avec la danse. Il y avait quand même assez peu de danse, de ballet archi classiques qui sont restés. Oui, ça existe encore, mais autour de ça, il y a une scène vibrante de créations de danse contemporaine, qui s'est libéré de ce corsage construit de traditions. Oui, il faut connaitre les traditions, il faut les respecter, mais il ne faut pas les mettre sur un piédestal et les admirer comme une déesse ou un dieu.
“Les grandes œuvres sont grandes parce que chaque génération les redécouvre pour soi-même.”