A.B. : Vous le disiez, ça permet aussi au public de se sentir plus représenté dans ce qu'il est en train de regarder, et de se sentir plus concerné.
A.C. : Ça crée une distance d'un côté et ça ajoute une émotion de l'autre. Je pense que le fait qu'il chante et qu'il ne parle pas, ça ajoute une dimension plus large qu'au théâtre parlé où ça reste très réaliste, concret, peut-être aussi plus dur. A l'Opéra, vous avez toujours la musique et le chant qui élargissent l'émotion. A la fin, la qualité de l'Opéra, vis-à-vis d'autres formes d'art, c'est certainement cet impact émotionnel extrêmement fort que l'Opéra peut avoir si ça tient.
A.B. : D'ailleurs, qu'est-ce que c’est « l'art total » ?
A.C. : Le Gesamtkunstwerk (art total en Allemand), c'est parce qu'on ne peut pas réduire l'opéra à une musique et un peu de décor qui l'arrange. Cela veut dire que tous les niveaux artistiques présents à l'Opéra, doivent se rencontrer à la même hauteur des yeux (Augenhöhe). C'est la musique, c'est le chant, c'est le design, c'est-à-dire un décor, des costumes, des lumières, et souvent aussi l'aspect théâtral, donc l'action. Tous ces aspects doivent être traités avec la même ambition et pas seulement comme de la musique et le reste un peu accessoire. On peut aller à la Victoria Hall et assister à un concert. L'opéra c'est le fait d'avoir l'ambition que sur tous ces niveaux, on a fait vraiment le maximum pour achever quelque chose de spéciale. Après c'est vraiment la fusion de tout ça qui fait l'effet... qui rend l'Opéra tellement unique si ça réussit. Après chacun a son goût. Ce qui me plait à moi, ne vous plait pas nécessairement. C'est aussi la diversité des opinions, mais c'est bien. Moi, j'adore si on discute après un spectacle. J'ai toujours dit que le plus grand compliment qu'on puisse me dire après un spectacle c’est de me dire après quelques semaines, que vous en discutez encore. Si quelqu'un sort et dit : "Ah qu'est-ce que c'était beau !" Il oubliera rapidement deux semaines après.
A.B. : Cette relation avec le public, je trouve qu'à l'Opéra, elle est toujours un petit peu délicate parce qu’on ne veut pas le froisser et en même temps on ne veut pas être trop complaisant.
A.C. : Oui, on avait produit un petit film avec la comédienne Marina Rollman au début de cette saison. Elle s'est moquée un peu de cet aspect que vous venez de mentionner. Je ne sais pas si vous l'avez vu. Elle le dit exactement : "Ou bien c'est trop classique ou bien ce n’est pas assez osé." Mais bon, il faut en discuter. Après, une bonne saison lyrique a un petit peu de tout. Elle a des spectacles plutôt visuels, plutôt riches et font peut-être rêver. Il y en a d'autres plus intellectuels, quelques-uns qui sont politiques ou d’autres encore qui sont drôles. C'est le mélange du tout qui fait une bonne saison lyrique.
A.B. : Comment vous créez cette saison lyrique ?
A.C. : Évidemment, on est une maison d'Opéra qui veut montrer la grande palette des œuvres lyriques qui existent donc on ne fait pas que du moderne ni que de l'ancien. On a du Baroque jusqu'à l'époque contemporaine. Idéalement, tout est représenté. Les différents styles, les différentes origines d'œuvres, et les différents répertoires russe, italien, anglais-américain. Il faut un bon mélange entre les différents styles, époques et des mises en scène et de direction.
A.B. : Comment est-ce que le public genevois a accueilli la diversité que vous avez apporté ?
A.C. : On a eu peu de temps pour être honnête. On a eu une production qui a été beaucoup discutée et qui a fait beaucoup de lettres, c'était « L'Enlèvement au Sérail » dans ma première saison. Un opéra de Mozart donc très classique, pour lequel on a demandé à une écrivaine turque très politisée, Madame Erdogan (rien à voir avec le chef d'État, plutôt le contraire d'ailleurs), de réécrire le texte et on a demandé à un metteur en scène qui est très connu de la scène théâtre contemporaine, Luc Perceval. Tous les deux, ils ont sérieusement retravaillé cet opéra, pour de bonnes raisons selon moi, parce que c'est un livret assez ringard, et même du point de vue éthique est très difficile à proposer aujourd'hui, tout en ayant une très belle musique de Mozart. Ils ont beaucoup bousculé cette œuvre, pour moi, d'une manière très poétique, fine, sensuelle et émotionnelle. Mais ça a créé beaucoup de discussions ici, aussi... beaucoup de lettres scandalisées sur ma table. De l'autre côté, beaucoup de gens ont apprécié et même adoré, et ça leur a permis de redécouvrir cette œuvre d'une manière entièrement différente. Je pense qu'il est très difficile de juger tout ça avec si peu d'œuvre qu'on a pu faire ensemble. Le COVID a beaucoup coupé dans cette aventure, ce parcours avec le public ici à Genève. Il faut voir la suite. De nouveau, c'est à la fin, l'ensemble d'une saison lyrique qui fait ce mélange, parce qu'après cet « Enlèvement au Sérail » qui était très spécial, on a quand même eu un opéra de Rossini, c'est du bel canto, du classicisme avec une mise en scène plutôt chouette. C’est la composition du menu qui fait le diner, et pas qu'un seul plat.
A.B. : Et ce serait quoi si vous aviez toutes les libertés, la production que vous aimeriez voir ?
A.C. : Heureusement, je peux assez produire ce que j'aime, donc ça veut dire d'attirer des artistes importants, du monde du théâtre, de la littérature, comme on vient de le faire avec Milo Rau. C’est aussi revisiter un opéra de Mozart que tout le monde pense connaitre mais finalement en redécouvre d'autres facettes. C’est de travailler avec d'autres artistes comme Daniele Finzi Pasca, qui a fait mon ouverture en Septembre 2019 avec "Einstein on the Beach" de Philippe Glass, et qui avant ça était le créateur de Fête de Vigneron à Vevey. C’est un homme connu par un public extrêmement large, et tout d'un coup on retrouve ce Monsieur à l'Opéra. C'est ce que j'adore, d'avoir des aspects visuels, des façons d'interpréter l'opéra. Heureusement, on peut le faire ici. On a un podium qui est énorme, qui donne beaucoup d'opportunité. C'est la plus grande scène de notre pays, parmi les théâtres classiques, évidemment il y a des scènes plus grandes comme Palexpo. C'est la plus grande scène, ça offre beaucoup de possibilités, on a toujours de bons budgets qui nous donnent la possibilité de faire des choses spéciales. Créer l'exceptionnel et créer quelque chose qui fait rêver et qui donne des possibilités à faire bouger cette forme d'art qu'est l'opéra vers le futur. Ce que j'aime avec tous les spectacles que je fais, c'est qu'il y a quelque chose de nouveau qui est amené à l'Opéra, et qu'on élargit son horizon.
A.B. : Vous le mentionnez, c’est la plus grande salle en Suisse, mais la ville reste une petite ville, mais pourtant on a l'impression que le Grand Théâtre n'a rien à envier à d'autres théâtres de capitales européennes. Qu'est-ce qui fait la force de cette institution ?
A.C. : La force de cette institution, c'est... une maison de "stagione", c’est-à-dire que c'est toujours une œuvre à la fois avant la prochaine. D'’autres théâtres changent leur programmation tous les jours avec un jour la « Tosca », demain « Carmen » et après-demain « La Flûte Enchantée », alors qu'ici c'est pour une période une seule œuvre. Cette œuvre-là qui est seule sur scène permet de faire des choses un petit peu plus exigeantes du point de vue technique, de l'installation, et de ce qu'on peut se permettre de faire. Comme un festival. Et ça c'est possible à Genève, il n'y a presque aucune autre maison lyrique qui peut faire ça en Suisse. Et puis les dimensions du théâtre, la machinerie qu'il faut renouveler mais qui est encore là, qui peut faire des choses formidables du point de vue technique. C’est une salle où il y a une très belle visibilité sur la scène, et ça de n’importe quelle place. Il y a beaucoup d'anciennes maison d'Opéra où il y a des places à côté qui sont pas mal coupées de la vue sur la scène. Il y a beaucoup de places desquelles on ne voit pas vraiment bien surtout les places bon marché. Ici, au Grand Théâtre, on voit bien le plateau, à n'importe quel prix, vous êtes garanti que vous verrez bien le spectacle. Si vous allez à l'Opéra de Zurich, de Munich ou à la Scala de Milan, ils sont très grands et les places sont très chères, et vous ne voyez que la moitié. Ici à Genève c'est mieux.
A.B. : Vous parlez des places tout en haut qui sont à des prix assez compétitif, grâce à un de vos partenariat, donc c'est aussi pour atteindre des publics plus diversifiés.
A.C. : Oui, aussi pour démocratiser. C'était un signal, on a des billets à prix de cinéma. Vous pouvez venir à l'Opéra à partir de 17 francs. A dire, c'est cher, oui c'est cher si vous voulez la meilleure place. Mais pour passer une soirée à l'Opéra, vous pouvez venir pour le même prix que le cinéma. C'est un mécène qui nous a sponsorisé la différence entre les 30 francs et les 17 francs qu'on a pu introduire comme prix officiel pour tout le monde.
A.B. : Plus d'excuses !
A.C. : Voila ! Moi, je trouve que l'Opéra c'est quelque chose de spécial. Je n’ai aucun problème si quelqu'un me dit qu'il n'aime pas. S'il a essayé mais que ça ne lui parle pas à cause des voix trop fortes ou de l'ambiance, c'est ok. Il ne faut pas forcément que tout le monde aime l'Opéra, mais il faut tenter. Si vous n'avez jamais goûté une huitre, vous ne savez pas si ça vous plait.
A.B. : J'ai lu que vous aimiez bouge, que faites-vous pour pallier ça en ce moment parce que j'imagine que comme tout le monde c'est un peu plus calme ?
A.C. : Oui. C'est beaucoup plus calme. Évidemment, dans un tout premier temps, ça donnait un peu de libertés de prendre les choses de manière plus calme, d'avoir du temps de lire, de réflexion, mais maintenant ça commence à être un petit peu long cette période et je pense que j'ai pu recharger mes batteries, on a pu réfléchir à du renouvèlement, d'avoir des attitudes un peu différentes vis-à-vis des choses. Maintenant j'aurais quand même envie de réaliser toutes ces choses. C'est surtout le social qui manque fortement. Et puis, je trouve que Genève c'est très joli, mais c'est très petit. La Suisse, c'est aussi très joli, mais maintenant on a visité tous les lacs, toutes les régions de ski et c'est bien de se nourrir aussi d'autres impressions différentes du home sweet home, des vaches et des perches du lac.
A.B. : Vous avez raison. Mais vous aimez votre vie à Genève depuis que vous êtes ici.
A.C. : J'ai beaucoup bougé dans ma vie. C'est toujours passionnant d'arriver quelque part, d'apprendre à découvrir le lieu, de rencontrer des gens et d'essayer de contribuer à quelque chose. Idéalement, d'influencer à notre échelle, avec la culture, quelque chose, quelques pensées, découvertes et attitudes.
A.B. : Quels sont vos grands projets dès que l'Opéra pourra rouvrir pour justement développer cette Opéra hors les murs et dans les murs mais plus ouvert ?
A.C. : Le projet est vraiment d'ouvrir notre restaurant, qu’on a précédemment ouvert à l'automne et qui a presque été tout de suite du refermé. On aura une terrasse, donc pour moi c'est important de la faire vivre et d'animer le bâtiment de la manière dont on l’a pensé dès le départ. Et puis, on a des œuvres prévues pour la rentrée en septembre, j'ai une œuvre colossale impressionnante que je rêve vraiment… c'est mon grand rêve de réaliser cette œuvre. Pour le début de la saison prochaine, on trouvera une solution pour accueillir du public et refaire l'Opéra, soit parce qu'on a trouvé une solution avec le vaccin, soit qu'on peut tester notre public à l'arrivée, mais c'est vraiment de réanimer la vie. J'espère que cette pandémie aura fait réaliser aux gens que le bonheur n'est pas toujours ailleurs. On peut le trouver aussi chez soi.
A.B. : Je crois que ce sera le mot de la fin. Merci Aviel Cahn.