A.B. : Aujourd'hui, vous pensez qu'on peut encore être passifs ?
I.G. : Non, on ne peut pas être totalement passif. Cela étant, il y a plusieurs moyens de s'engager et tous les moyens sont importants. C'est important qu'il y ait des gens captables qui fassent de la politique. Il n'y en a pas forcément beaucoup qui sont intéressés, et je le regrette. On peut aussi ne pas être passif en étant membre d'associations, en soutenant le CICR ou de petites ONG locales. On peut ne pas être passif en votant ou en signant des pétitions. Il y a plein de moyens de s'engager dans le monde. Oui faire quelque chose c'est important. Parfois, on ne réalise pas que de petites actions, comme donner 100 francs tous les ans à une petite association, ça aide déjà.
A.B. : J'aimerais qu'on aborde la notion d'activisme et d'engagement par l'art. Vous dites que le festival n'est pas juste un forum, mais un festival de films, un laboratoire d'idées, politique et expérimental. Depuis le début de votre carrière, vous êtes engagée dans des projets qui veulent changer la manière dont on voit le monde. Je le disais un peu en introduction, mais vous aussi vous êtes un peu activiste ?
I.G. : Bien sûr. Maintenant je me considère comme activiste, même si le festival est une sorte de plateforme. On est un peu une caisse de résonnance des différents moyens d'actions. Moi-même je prends rarement parti, tout simplement parce que, surtout depuis trois ou quatre ans, mon nom est très associé au festival. Quand je m'exprime, que je le veuille ou non, c'est le festival qui s'exprime avec moi. Politiquement, je ne prends pas partie pour un ou une candidate, je m'exprime rarement sur les votations. Par contre, quand je le fais, je le fais de manière très forte. J'ai choisi de m'engager dans la campagne pour les multinationales responsables par exemple. Là c'était au nom du festival. Ce sont des campagnes que je trouve intéressantes car elles sont transpartis, touchent à la fois la droite et la gauche, mais je fais très attention effectivement de rester pas neutre mais de continuer à ce que le festival puisse être écouté par tous les partis politiques, sauf les extrêmes évidemment, mais que tous les partis se sentent concernés parce que finalement les droits humains ça concernent la droite et la gauche exactement de la même manière. Il y a des activistes qui défendent les droits humains dans les partis de droite et de gauche à peu près de la même manière.
A.B. : En effet, le droit humain est partout et se transcrit dans les différents thèmes que vous abordez tels que le climat, le féminisme, les discriminations, la corruption, la liberté d'expression, etc. Comment choisissez-vous vos thèmes ? Parce que tous ces thèmes nous concernent tous et ont tous une raison d'être mis en lumière.
I.G. : Ce qui est intéressant au festival c'est qu'on présente à la fois des films et des débats. Une partie de la sélection de films va guider les débats. Tout à coup on va trouver un film tout à fait extraordinaire, fiction ou documentaire, même si plus souvent documentaire, qui va amener un débat. Par exemple cette année, le film "Coronoation" de Ai Wei Wei, a amené une magnifique discussion avec la journaliste Christine Ockrent, autour de la Chine et de la pandémie. Donc parfois c'est un film. Et puis parfois, c'est aussi une personne qu'on a envie d'inviter, par exemple l'acteur Forest Whitaker était venu il y a deux ou trois ans et avait amené un débat autour de la paix au Sud Soudan. Parfois aussi c'est tout simplement des thèmes qu’on considère comme absolument majeurs. L'année dernière c'était le climat et les révoltes. On a eu beaucoup de débat autour du climat. Cette année, cette thématique a été beaucoup moins traitée, seulement un sur dix-sept. Cette année, on a plutôt eu envie de mettre en avant la thématique des discriminations raciales avec deux débats très intéressants avec Angela Davis et le lendemain avec la co-fondatrice de Black Lives Matter, Patrisse Cullors. Ça se fait un peu au grès du vent et c'est important. D'ailleurs, c'est quelque chose qui a beaucoup changé dans mon métier avec la pandémie, c'est plus difficile pour moi et pour toute l'équipe qui programme le festival, de sentir ce qui fait changer le monde par ce qu’on est isolés chez nous, on ne voyage plus, on ne va plus dans les festivals, on ne voit plus d'amis et on n'a plus de rencontres professionnelles. Tous les médias sont avalés par la pandémie donc c'est beaucoup plus difficile qu'avant de sentir les forces en présence.
A.B. : Oui. Je lisais en effet que vous étiez très nourris par vos rencontres, vos discussions au coin d'un bar, des diners chez des amis et toute l'équipe de la même manière. Tous chez soi, c'est plus compliqué de sentir, et comme vous disiez très justement, l'actualité a été envahi par la pandémie.
I.G. : Et on a des discussions avec nos amis pratiquement qu'autour de la pandémie donc effectivement c'est plus difficile qu'avant de trouver, d'être un pisteur. Je me tourne étrangement vers la littérature. J'ai toujours beaucoup lu, mais cette année beaucoup plus qu'avant. Même si on se dit que la littérature ça ne peut pas marcher, c'est plus éloigné et on met beaucoup plus de temps à lire un livre, ce n’est pas vrai. J'ai fini hier le prix Goncourt, "L'anomalie" qui est un portrait saisissant de notre époque, par-delà la pandémie. C'est un livre qui amène beaucoup et plus que des articles de presse pris au hasard le matin. Et c’est le cas de beaucoup d’autres livres également écrits par des femmes sur les féminismes contemporains, comme "Les choses humaines" de Karine Tuil, que je lisais juste avant.
A.B. : C'est marrant parce que j'allais aborder ce point. Je l'ai abordé dans un autre épisode d'INTERMISSION avec Pascal Huffschmidt, le directeur du musée de la Croix Rouge et du Croissant Rouge. C'était la notion de distance. Vous parlez d'histoires contemporaines et quand on raconte des pans de l'histoire contemporaine, comment on raconte une histoire en cours sur des enjeux planétaires qui nous concernent toutes et tous en gardant une distance et une objectivité ?
I.G. : Il y a une partie du secret c'est l'art, le cinéma. Nous avons fait le choix dans notre festival de ne pas présenter de court-métrages, mais uniquement des long-métrages, d'une heure et demie minimum. Cela permet vraiment d’être amené dans une histoire avec tous ses côtés gris. Nous ce qui nous intéresse ce ne sont pas des films d'activistes, mais des films racontés par des auteurs et autrices de cinéma, documentaires ou fiction. Déjà ça permet d'entrer dans les méandres et les sinuosités d'une histoire. Après le film il y a un débat, un peu moins cette année, mais on a eu des débats contradictoires avec des personnalités différentes. On essaie de faire parler des artistes autour du monde contemporain, on l'a vu cette année avec Ai Wei Wei, est c’est parfois plus intéressant que les spécialistes. D'aller chercher et d'aller plus loin que les spécialistes, surtout les hommes qu'on entend déjà trop souvent sur les plateaux, mais d'aller chercher des personnalités moins évidentes ça permet aussi de prendre de la distance. Mais essentiellement l'art c'est un secret. On a eu une très belle conversation avec le metteur en scène de théâtre Milo Rau, qui a fait un film qui s'appelle « Le Nouvel Évangile » et qui va sortir en salle ou digitalement très prochainement. Ce type de conversation permet d'avoir réellement un regard sur le monde beaucoup plus profond que les discours déjà prémâchés, régurgités et trop rapides. C'est aussi une histoire de temps, la lenteur du temps, prendre le temps d'écouter, de voir et de réfléchir.