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Premier épisode, première intermission avec Isabelle Gattiker, la directrice du Festival et Forum International sur les Droits Humains

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A lire.

Anna Beaujolin : Aujourd’hui je suis en compagnie d’Isabelle Gattiker. Isabelle est Directrice du Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains. Festival qu’elle co-fonda en 2003 avec Léo Kaneman. La 19ème édition du festival a eu lieu en mars dernier. Nous allons pouvoir en parler avec elle et lui demander comment dans ce contexte si particulier cette édition s’est déroulée et pourquoi le cinéma engagé est important. D’ailleurs avec un grand-père militant, une mère féministe et un père diplomate, l’engagement fait partie de son ADN. Bonjour Isabelle.

Isabelle Gattiker : Bonjour Anna ! 

A.B. : Tout simplement comment allez-vous ? 

I.G. : Ça a été une année compliquée parce qu'on a été les premiers à devoir repenser notre festival l'année dernière en Mars 2020 et on est les premiers à vivre un deuxième festival pandémique. Donc ça fait deux ans maintenant que l'équipe du festival n'a pas pu présenter d'événement ou de film en salle devant un public en chair et en os. On est évidemment déçus, mais toute l'équipe est aussi super heureuse parce qu'on a réussi à transformer des choses et même à inventer de nouveaux supports et formats. 

A.B. : Vous parlez de ces nouveaux formats sur votre plateforme et des nouveautés, vous parlez même d'un programme expérimental. Comment se sont justement passées ces nouvelles expériences ? 

I.G. : On a espéré jusqu'en janvier pouvoir présenter le festival devant une jauge de cinquante personnes. On avait préparé un festival dans une centaine de lieux, deux cents, trois cents événements, chaque film étant diffusé plusieurs fois, chaque invité participant à plusieurs conversations. Et puis le variant anglais est arrivé, et donc on s'est rendu compte en janvier que très probablement on ne pourrait pas mener ce festival comme on le voulait, même si les salles étaient censées n’être fermées que jusqu’à fin Février. Donc on a reconstruit un festival en cinq semaines, à partir de mois de travail évidemment, on n'est pas parti de zéro. On ne voulait pas produire uniquement des films en VOD mis sur une plateforme et présenter des débats en stream. Ça aurait été très bien et suffisant, mais on s'est dit qu'on allait en profiter pour inventer de nouvelles choses. On a créé plein de supports audios et vidéos autour des films et des invité.es, des entretiens. On est partis dans les rue de Genève en hissant un immense drapeau créé par Dan Acher, sur la Plaine de PlainPalais avec inscrit "WE ARE WATCHING". On a créé un graffiti géant fait par trois graffeuses dont Zenixx qui est venue exprès du Sénégal. Un graff engagé autour des femmes dans l'espace public. On a créé aussi une émission de radio quotidienne, vraiment créé complètement à la rash. Tout ça a créé une mosaïque qui était difficile à percevoir avant le festival. On avait du mal à voir la cohérence de toutes ces choses-là. Je pense que finalement ça l'a été et surtout le public a suivi.  

A.B. : Justement, vous n'avez pas eu l'énergie des salles et le public qui applaudit, vous l'avez senti comment l'engagement du public? 

I.G. : C'est ce qui a été le plus difficile effectivement, parce que toute l'équipe est quand même galvanisée au moment où on voit le film, où on reçoit un invité ou une invitée, où toute la salle applaudit, se lève et discute. Là, on a eu cet engagement mais uniquement on line avec beaucoup de commentaires et de questions pour les invités, parce qu'il y avait une plateforme pour poser des questions, des live sur Facebook. C'est super important mais c'est vraiment désincarné. C'est un festival avec un public désincarné. C'était vraiment difficile. 

A.B. : La 20ème édition sera une grande rentrée scolaire. 

I.G. : On espère ! Alors évidemment on n'a pas de garanti encore, c'est ça qui est le plus difficile. Cette pandémie c'est comme un double marathon. Je lisais dernièrement un livre de Murakami qui s'intitule « Coureur de fond » et il raconte justement qu'il fait un double marathon et à quel point il est épuisé mais il doit quand même ternir. Ça m'a vraiment fait penser à la manière dont il faut traverser cette pandémie comme une espèce de course infernale où on ne sait même pas si c'est 20, 50,100 ou 300 kilomètres qu'on doit courir. C'est difficile quel que soit le milieu professionnel dans lequel on est. 

A.B. : C'est l'endurance qu'il faut avoir. 

I.G. : C'est ça. De la patience et le fait de faire les choses au jour le jour. Évidemment on n'est pas tous égales ou égaux. Beaucoup ont perdu leur travail, ce qui n'est pas encore mon cas, et ne sera pas mon cas je l'espère ! Bien sûr qu'il y a eu des bilans absolument catastrophiques, des gens qui sont morts. Pour le milieu culturel évidemment la situation est différente, les artistes, musiciens, musiciennes, danseurs et danseuses, sont dans une situation absolument dramatique. Pour l'instant qu'on appelle "subventionnée" tient le coup. Évidemment on n'est pas dans une situation dramatique, mais il n'empêche que ça nous demande aussi de l'endurance. C'est difficile de continuer à motiver une équipe sachant qu'on ne peut pas être ensemble, qu'il faut faire des repas à trois ou quatre séparés de deux mètres, qu'on ne peut pas boire de bières ensemble le soir. C'est tout un système à repenser. Gérer l'inquiétude et gérer surtout l'inconnu, c’est-à-dire ne pas savoir comment monter le festival. Donc même pour Mars 2021, on n’a aucune garantie encore. C'est possible qu'on doive faire un troisième festival pandémique et c'est possible que ce marathon continue hélas. 

A.B. : On espère que dans tous les cas on pourra rouvrir et que tout l'écosystème autour de vous, parce que même si vous vous avez de la chance, il y a quand même un écosystème qui bénéficie du festival quand il a lieu physiquement et qui pour l'instant ne peut pas en profiter. 

I.G. : Oui, on oublie qu'un festival de cinéma, ce sont aussi des techniciens et techniciennes, des gens qui travaillent au bar, la sécurité, les hôtels, les restaurants, etc. Effectivement, c'est tout un écosystème qui perd. 

A.B. : On va remonter un petit peu le temps et je me posais la question, pour diriger et monter un festival qui est dédié entièrement aux droits humains, on doit avoir un sens de la justice et de l'injustice. Elle est venue comment cette envie d'agir ? A quel moment ?

I.G. : Oui, il y a toujours un moment dans la vie quand on a la chance d'avoir une enfance privilégiée où on réalise tout d'un coup que le monde est injuste. Pour moi, ça a été le moment où je suis arrivée en Colombie pour y vivre de mes 11 à mes 15 ans. J'y suis arrivée peu après l'assassinat de Galan en 1989, moment d’explosion de la violence. J'ai vécu le début d'une adolescence qui était à la fois très exposée à la violence, puisqu'il y avait des attentats partout, on entendait des histoires horribles, des proches qui étaient tués. En même temps, une adolescence comme dans une espèce de bulle parce qu'on était tout le temps protégés et emmenés dans des voitures blindées avec des chauffeurs. C'était très étrange cette adolescence à la fois très exposée et trop protégée, asphyxiante. C'est de là clairement que vient mon engagement. Après Bogota, je suis arrivée à Strasbourg dans une ambiance beaucoup plus calme et très ennuyeuse. J'étais très choquée par l'apathie de certains des adolescents de 15 ans qui étaient dans ma classe au lycée. Je me suis dit qu'il fallait faire quelque chose même si c'est à son petit niveau. C'est à 15 ans que j'ai réalisé que je ne passerai pas ma vie sans amener au moins une toute petite pierre pour un monde meilleur. 

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“C'est à 15 ans que j'ai réalisé que je ne passerai pas ma vie sans amener au moins une toute petite pierre pour un monde meilleur.”

A.B. : Aujourd'hui, vous pensez qu'on peut encore être passifs ? 

I.G. : Non, on ne peut pas être totalement passif. Cela étant, il y a plusieurs moyens de s'engager et tous les moyens sont importants. C'est important qu'il y ait des gens captables qui fassent de la politique. Il n'y en a pas forcément beaucoup qui sont intéressés, et je le regrette. On peut aussi ne pas être passif en étant membre d'associations, en soutenant le CICR ou de petites ONG locales. On peut ne pas être passif en votant ou en signant des pétitions. Il y a plein de moyens de s'engager dans le monde. Oui faire quelque chose c'est important. Parfois, on ne réalise pas que de petites actions, comme donner 100 francs tous les ans à une petite association, ça aide déjà. 

A.B. : J'aimerais qu'on aborde la notion d'activisme et d'engagement par l'art. Vous dites que le festival n'est pas juste un forum, mais un festival de films, un laboratoire d'idées, politique et expérimental. Depuis le début de votre carrière, vous êtes engagée dans des projets qui veulent changer la manière dont on voit le monde. Je le disais un peu en introduction, mais vous aussi vous êtes un peu activiste ? 

I.G. : Bien sûr. Maintenant je me considère comme activiste, même si le festival est une sorte de plateforme. On est un peu une caisse de résonnance des différents moyens d'actions. Moi-même je prends rarement parti, tout simplement parce que, surtout depuis trois ou quatre ans, mon nom est très associé au festival. Quand je m'exprime, que je le veuille ou non, c'est le festival qui s'exprime avec moi. Politiquement, je ne prends pas partie pour un ou une candidate, je m'exprime rarement sur les votations. Par contre, quand je le fais, je le fais de manière très forte. J'ai choisi de m'engager dans la campagne pour les multinationales responsables par exemple. Là c'était au nom du festival. Ce sont des campagnes que je trouve intéressantes car elles sont transpartis, touchent à la fois la droite et la gauche, mais je fais très attention effectivement de rester pas neutre mais de continuer à ce que le festival puisse être écouté par tous les partis politiques, sauf les extrêmes évidemment, mais que tous les partis se sentent concernés parce que finalement les droits humains ça concernent la droite et la gauche exactement de la même manière. Il y a des activistes qui défendent les droits humains dans les partis de droite et de gauche à peu près de la même manière. 

A.B. : En effet, le droit humain est partout et se transcrit dans les différents thèmes que vous abordez tels que le climat, le féminisme, les discriminations, la corruption, la liberté d'expression, etc. Comment choisissez-vous vos thèmes ? Parce que tous ces thèmes nous concernent tous et ont tous une raison d'être mis en lumière. 

I.G. : Ce qui est intéressant au festival c'est qu'on présente à la fois des films et des débats. Une partie de la sélection de films va guider les débats. Tout à coup on va trouver un film tout à fait extraordinaire, fiction ou documentaire, même si plus souvent documentaire, qui va amener un débat. Par exemple cette année, le film "Coronoation" de Ai Wei Wei, a amené une magnifique discussion avec la journaliste Christine Ockrent, autour de la Chine et de la pandémie. Donc parfois c'est un film. Et puis parfois, c'est aussi une personne qu'on a envie d'inviter, par exemple l'acteur Forest Whitaker était venu il y a deux ou trois ans et avait amené un débat autour de la paix au Sud Soudan. Parfois aussi c'est tout simplement des thèmes qu’on considère comme absolument majeurs. L'année dernière c'était le climat et les révoltes. On a eu beaucoup de débat autour du climat. Cette année, cette thématique a été beaucoup moins traitée, seulement un sur dix-sept. Cette année, on a plutôt eu envie de mettre en avant la thématique des discriminations raciales avec deux débats très intéressants avec Angela Davis et le lendemain avec la co-fondatrice de Black Lives Matter, Patrisse Cullors. Ça se fait un peu au grès du vent et c'est important. D'ailleurs, c'est quelque chose qui a beaucoup changé dans mon métier avec la pandémie, c'est plus difficile pour moi et pour toute l'équipe qui programme le festival, de sentir ce qui fait changer le monde par ce qu’on est isolés chez nous, on ne voyage plus, on ne va plus dans les festivals, on ne voit plus d'amis et on n'a plus de rencontres professionnelles. Tous les médias sont avalés par la pandémie donc c'est beaucoup plus difficile qu'avant de sentir les forces en présence. 

A.B. : Oui. Je lisais en effet que vous étiez très nourris par vos rencontres, vos discussions au coin d'un bar, des diners chez des amis et toute l'équipe de la même manière. Tous chez soi, c'est plus compliqué de sentir, et comme vous disiez très justement, l'actualité a été envahi par la pandémie. 

I.G. : Et on a des discussions avec nos amis pratiquement qu'autour de la pandémie donc effectivement c'est plus difficile qu'avant de trouver, d'être un pisteur. Je me tourne étrangement vers la littérature. J'ai toujours beaucoup lu, mais cette année beaucoup plus qu'avant. Même si on se dit que la littérature ça ne peut pas marcher, c'est plus éloigné et on met beaucoup plus de temps à lire un livre, ce n’est pas vrai. J'ai fini hier le prix Goncourt, "L'anomalie" qui est un portrait saisissant de notre époque, par-delà la pandémie. C'est un livre qui amène beaucoup et plus que des articles de presse pris au hasard le matin. Et c’est le cas de beaucoup d’autres livres également écrits par des femmes sur les féminismes contemporains, comme "Les choses humaines" de Karine Tuil, que je lisais juste avant.

A.B. : C'est marrant parce que j'allais aborder ce point. Je l'ai abordé dans un autre épisode d'INTERMISSION avec Pascal Huffschmidt, le directeur du musée de la Croix Rouge et du Croissant Rouge. C'était la notion de distance. Vous parlez d'histoires contemporaines et quand on raconte des pans de l'histoire contemporaine, comment on raconte une histoire en cours sur des enjeux planétaires qui nous concernent toutes et tous en gardant une distance et une objectivité ? 

I.G. : Il y a une partie du secret c'est l'art, le cinéma. Nous avons fait le choix dans notre festival de ne pas présenter de court-métrages, mais uniquement des long-métrages, d'une heure et demie minimum. Cela permet vraiment d’être amené dans une histoire avec tous ses côtés gris. Nous ce qui nous intéresse ce ne sont pas des films d'activistes, mais des films racontés par des auteurs et autrices de cinéma, documentaires ou fiction. Déjà ça permet d'entrer dans les méandres et les sinuosités d'une histoire. Après le film il y a un débat, un peu moins cette année, mais on a eu des débats contradictoires avec des personnalités différentes. On essaie de faire parler des artistes autour du monde contemporain, on l'a vu cette année avec Ai Wei Wei, est c’est parfois plus intéressant que les spécialistes. D'aller chercher et d'aller plus loin que les spécialistes, surtout les hommes qu'on entend déjà trop souvent sur les plateaux, mais d'aller chercher des personnalités moins évidentes ça permet aussi de prendre de la distance. Mais essentiellement l'art c'est un secret. On a eu une très belle conversation avec le metteur en scène de théâtre Milo Rau, qui a fait un film qui s'appelle « Le Nouvel Évangile » et qui va sortir en salle ou digitalement très prochainement. Ce type de conversation permet d'avoir réellement un regard sur le monde beaucoup plus profond que les discours déjà prémâchés, régurgités et trop rapides. C'est aussi une histoire de temps, la lenteur du temps, prendre le temps d'écouter, de voir et de réfléchir. 

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“C'est aussi une histoire de temps, la lenteur du temps, prendre le temps d'écouter, de voir et de réfléchir.”

A.B. : Vous avez un petit peu abordé ce sujet mais donc vous venez du monde du cinéma et présentez des films documentaires et de fiction. Qu'est-ce que la fiction permet par rapport au documentaire quand vous parlez de ce genre de sujet ? 

I.G. : Alors déjà, on parlait de Milo Rau, il y a de moins en moins de différence entre le cinéma documentaire et le cinéma de fiction. Il y a de plus en plus de films qui surf entre les deux. Typiquement « Le Nouvel Évangile » de Milo Rau est très difficilement classable. Est-ce que c'est de la fiction ? Est-ce que c'est du documentaire ? La séparation entre les deux n'est pas toujours forcément pertinente. Alors comment fait-on la différence dans notre festival ? La seule chose que j'ai trouvé c'est de se demander si la personne joue son propre rôle dans le moment-même. On ne peut même pas dire si c'est un acteur ou pas car la personne peut recréer des scènes. Donc essentiellement, le documentaire est généralement tourné dans le moment-même, même si ce sont des gens qui se souviennent de leur passé, le postulat est assez clair. La fiction pour le coup, c'est du re-enactment d'événements qui sont passés et pour le coup très retravaillés, ou une histoire qui est totalement imaginée. La fiction permet d'amener un regard différent sur les choses, permet aussi de parfois mieux contrôler l'histoire pour la rendre plus passionnée et passionnante. Essentiellement, je pense que la séparation entre documentaire et fiction n'est pas forcément pertinente, sauf en ce qui concerne la vérité. C'est-à-dire que tous les discours contemporains qui disent que finalement on s'en fout de cette séparation entre documentaire et fiction, non ce n'est pas vrai. La fiction c'est quelque chose qui ne s'est pas forcément déroulé ou qui a été ré imaginé, c'est un récit. Après, est-ce que le documentaire est toujours vrai ? Ca c'est encore un vaste débat, mais c'est un sujet pour lequel je pourrais parler pendant des heures. 

A.B. : L'INTERMISSION, c'est le nom de ce podcast, fait référence au monde du théâtre, où l'action ne s'est pas terminée, elle se déplace hors-champ. Si on imagine que le festival chaque édition correspond à un acte, quelle serait votre grande intermission pendant l'année ? 

I.G. : Alors on a une intermission que je trouve passionnante c'est qu'on va dans le monde entier. C’est un projet qu'on a démarré avec Pascal Huffschmidt et qui consiste dans le fait de partir dans le monde entier. Pascal l'avait fait pour la photo et nous on l’a fait pour le cinéma. On est partis dans 60 pays en trois ans, présenter des films et des débats autour des droits humains. Moi-même j'ai été deux fois au Pakistan, au Venezuela, au Caire, à Moscou donner une master class. On est partis aussi au Sud Soudan, au Guatemala, dans des pays vraiment qui ont très peu d'accès à des films et des débats autour de droits humain. On est très fiers de ce projet. Il s'appelle le "Human Right Film Tour". Et puis pendant l'année, on est partenaires de plus en plus d'événements. On a plusieurs films du festival qui se baladent en Suisse, en Europe avec toutes sortes de chemins de traverse, et c'est quelque chose qu'on a vraiment envie de développer. C'est important de garder les dix jours pour un festival, il y a quelque chose d'un peu magique. On se dit que c'est un temps court, il faut en profiter, ça crée une intensité qui est à nulle autre pareil. Ensuite, toutes ces cascades et toutes ces lumières peuvent donner des étincelles au cours de l'année. 

A.B. : Justement, comment le Festival, le FIFDH, vous aimeriez qu'il incarne quoi comme actions concrètes ? Comment il inspire les gens pour leur donner envie d'agir aussi ? Par ce que vous parlez de sujets quand même lourds. 

I.G. : Alors ce qui est magique et ce qui était moins le cas cette année, un des changements du digital, c'est que lorsqu'on est au Festival, on vient voir des films et des débats, on est généralement pas plombés. On voit des choses très dur, mais puisqu’on parlait d’intermission, il y a quelque chose qui a été perdu avec l’interdiction actuel des salles, on a perdu le moment avant d'entrée et en sortant de la salle, qui sont en fait très importants, à la fois pour la culture et pour les débats. Avant d'entrée, qu'on vienne seul ou accompagné, on va rire, on va discuter, on va percevoir les autres, on va sentir aussi une énergie collective qui est importante dans ce moment. Surtout après on peut prendre un verre et décompressé. Alors que quand on voit ces films et ces débats tout seul chez soi, il peut y avoir quelque chose de beaucoup plus angoissant. Le Festival a eu un côté un peu plus désespérant cette année, mais la magie dans un festival normal c'est qu'effectivement on se sent, je l'espère et je l'ai entendu de la part de nombreuses personnes du public, on a envie d'agir. Que font ces gens ? Ils donnent de l'argent, ils soutiennent Amnesty International ou que sais-je. Ils viennent au festival et le fait d'écouter ces invités aussi c'est vachement important. Ce sont souvent des gens qui sont menacés, emprisonnés, méprisés sur les réseaux sociaux. Tout d'un coup, de voir une salle de 500 personnes qui se lèvent et qui les applaudissent, c'est un soutient extraordinaire. Que ce soit de la part du public ou des invités, le fait d'être là, de médiatiser tout ça, c'est super important. Pour les invités du festival évidemment c'est important aussi, ça leur permet d'avoir du soutient, de médiatiser leur travail et donc d'être plus protégés. 

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“La fiction permet d'amener un regard différent sur les choses, permet aussi de parfois mieux contrôler l'histoire pour la rendre plus passionnée et passionnante.”

A.B. : Vous avez été l'assistance d'Amos Gitai et vous avez fait de la production. Vous en parliez un petit peu avant, être organisateur d'événement, c'est un peu être chef d'orchestre, vous réunissez plein de corps de métier pour dans un laps de temps donné, raconter une histoire. La production de film c'est un peu ça aussi, vous créez tous ces moments. Est-ce que vous avez envie d'y retourner à la production de film ? 

I.G. : Non. Je ne crois pas. Ce que j'aime c'est vraiment travailler avec des cinéastes et d'essayer de comprendre leur vision et de les accompagner pour la développer. C'est ce que j'aimais dans la production de film. Je ne suis pas sûre que j'ai envie de revenir à ces conditions de travail en Suisse. Moi, ce que j'aime c'est le documentaire, et même s'il y a beaucoup de soutiens pour le documentaire en Suisse, il y a aussi beaucoup de demandes de financement, beaucoup de cinéastes et je n'arrivais tout simplement pas à en vivre en fait. Il y a quelque chose d'assez ingrat dans la production de film en Suisse, on n'est pas valorisé, surtout en tant que femme, on travaille énormément pour des revenus misérables dans le documentaire, et tout ça sans aucune reconnaissance jamais, sauf de la part des cinéastes. J'ai l'impression d'avoir agrandi mon champ d'action en travaillant à la fois avec des cinéastes, parce que je continue à travailler comme amie avec les cinéastes avec lesquels j'ai toujours travaillé. Justement, ce qui m'intéresse c'est comme deux troncs : le cinéma et l'engagement. Ils se rejoignent pour faire un grand arbre. Ça a été un peu le fil rouge de ma vie finalement. Faire bouger les choses et le cinéma. Pour l'instant, je suis dans un métier qui me plait vraiment. Pour la suite, je ne reviendrai pas vers la production de film, en revanche, j'aurais plutôt envie de m'engager sur le terrain, peut-être de faire de la politique, mais de changer plus de choses qu'en étant uniquement productrice. 

A.B. : Vous avez abordé le fait que vous étiez une femme dans cette industrie. Durant un de vos entretiens, vous avez dit avoir rencontré beaucoup de malveillance au moment où vous avez été nominé directrice du FIFDH. Vous étiez une femme certes, vous étiez apparemment trop jeune, vous veniez d'avoir 36 ans.

I.G. : Je ne sais pas si c'était tant d'attaques que ça, mais ça a été des attaques très directes et très franches, de la part de personnes plutôt bien placées dans mon cercle professionnel. Après, j'ai été aussi beaucoup soutenue, j'ai été d'ailleurs plus soutenue qu'attaquée réellement. Il faut se dire qu’hélas ça va continuer. Il faut se dire que les choses ont pas mal bougé, c'était avant #MeToo quand j'ai été nommé en 2015. J'ai vraiment vu un changement profond avec #MeToo, la manière dont on perçoit les femmes au travail, dont on perçoit les mères de famille. Peut-être aussi maintenant parce que mes enfants ont grandi, mais à l’époque, j’ai beaucoup été attaquée parce que j'avais des enfants en bas âges. C'est difficile de trouver le juste milieu, parce qu'on ne peut pas constamment se justifier et à tout stopper, mais c'est d'apprendre à se fixer sa limite pour choisir ses combats. Ça peut être une frontière assez mouvante. Parfois, on va décider qu'aujourd’hui on n'a pas la force, et qu'on va mettre ça sous le tapis. D'autre fois, il faut secouer le tapis. C'est une espèce de mouvement constant. J'essaie beaucoup d'en parler. J'en parle assez ouvertement, d'à quel point ce n’est pas tous les jours facile d'être une « femme de pouvoir », même si mon pouvoir est relatif. J'essaie de soutenir les femmes, et les hommes plus jeunes pour les sensibiliser. Le mieux face à ça, c'est de leur parler tout simplement. 

A.B. : Bien sûr. J'ai une dernière question. Quel est votre premier souvenir de cinéma ? 

I.G. : Mon premier souvenir de cinéma c'est « L'Ours » de Jean-Jacques Annaud, que j'ai vu avec mon papa à la Pagode. C'est le premier film que j'ai vu au cinéma. J'ai jamais osé revoir ce film. C'est juste une histoire d'ours qui se promène à côté d'une rivière. J'ai vraiment des souvenirs très flash de ce film. Mon premier souvenir de "vrai cinéma" c'est « Caro Diario » (Journal Intime) de Nanni Moretti en 1994. Je suis allée le revoir trois soirs de suite au cinéma tellement j'ai été dingue de ce film. C'est le premier film qui m'ait montré qu'on pouvait faire plus que simplement raconter une histoire au cinéma, mais qu'on pouvait faire du cinéma profondément politique et profondément drôle aussi. 

A.B. : Merci beaucoup pour cet échange Isabelle Gattiker.

I.G. : Merci Anna, merci beaucoup, c'était un plaisir. 

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“C'est le premier film qui m'ait montré qu'on pouvait faire plus que simplement raconter une histoire, mais qu'on pouvait faire du cinéma profondément politique et profondément drôle aussi.”

Production. Laurent Vonlanthen (Kitchen Studio)

Music. Matteo Locasciulli (Alba Musique)

Transcript. Cosima Alié

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