I.4

Le théâtre d'aujourd'hui et sa fabrique à spectacle. Natacha Koutchoumov, la directrice de la Comédie de Genève nous parle de rêve et de création.

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A lire.

Anna Beaujolin : Aujourd’hui, je suis dans un nouveau lieu au cœur de Genève. Un lieu qui n’a pas encore été officiellement ouvert au public, la Nouvelle Comédie. J’y rencontre sa Directrice, Natacha Koutchomouv. Avec Natacha nous parlons évidemment de théâtre, de son tandem avec Denis Maillefer et de création mais également de la place du rêve et du besoin de se raconter des histoires. Ne soyez pas étonnés, une perceuse s’invite de temps en temps en bruit de fond. C’est les joies de visiter un lieu qui est encore un peu en chantier. Natacha, comment ça va aujourd'hui ?

Natacha Koutchoumov : Ça va, c'est une période vraiment très étrange. On reprend enfin mais dans des conditions très particulières pour cinquante personnes alors que nous possédons une grande salle de 500 places et une petite salle de 200 places. Surtout, on inaugure le chantier du siècle à Genève avec 99 millions d'investissement, un événement attendu depuis trente ans dans le milieu artistique. Donc démarrer avec seulement cinquante personnes dans la grande salle, c'est quelque chose auquel on n'aurait pas dit oui il y a quelques mois, mais on a pris cette décision de le faire quand même, d'ouvrir la grande salle avec les premiers spectacles pour cinquante personnes. Décision un peu symbolique pour dire qu'on est prêt. En se disant comme on ne sait pas, on a l'espoir que le vaccin va nous permettre d'imaginer un avenir à la rentrée, en même temps, on n'en a pas la certitude donc on s'est dit : "Allons-y !" Après, ce n'est pas ce que l'on nomme notre ouverture, mais c'est une préouverture, un avant-propos. On ouvrira réellement en août pour le mois de septembre, en espérant que les jauges soient plus grandes. Donc aujourd'hui, quand vous me demandez si je vais bien, je viens de devoir annuler malheureusement un spectacle, malgré le fait que c'était ok pour quarante personnes, parce qu'on fait du théâtre d'aujourd'hui, que ce théâtre-là est multiforme, il n'est pas forcément devant un public avec un quatrième mur, il peut être participatif, peut utiliser différentes formes. Ce spectacle-là en l'occurrence, c'était un jeu participatif et prenant la forme d'une représentation par défaut et pour faire ce jeu, il fallait que les gens puissent bouger, se lever. Or, aujourd'hui il est interdit de se lever, sauf en cas d'urgence personnelle. On n'a pas pu le faire, on a tout essayé. Ça fait mal. C'est terrible de devoir encore dire à des artistes qu'on ne peut pas. Ça fait un an qu'on leur dit et ça fait un an qu'on travaille beaucoup... Tout ça pour dire que je vais bien, parce qu'on répète, qu'on n'arrête pas de bosser, qu'on a fait six énormes créations, mais je ne vais pas bien parce qu’on ne les montre jamais. 

A.B. : J'aime beaucoup votre phrase que vous avez mis en titre "Ensemble 50, c'est déjà ensemble." Je trouve que c'est une assez jolie formule. Vous avez raison, investir un lieu c'est déjà... vous l'incarnez et j'imagine que les gens le voient de l'extérieur depuis tellement de temps. Moi je suis passée je ne sais pas combien de fois ici. D'être dedans c'est d'ailleurs assez grisant. J'avais découvert le bâtiment virtuellement avec Gille Jobin que j'avais interviewé il n’y a pas si longtemps. J'ai la chance d'être ici aujourd'hui, mais les auditeurices ne voient pas ce que je vois, est-ce que vous pouvez leur raconter à travers une petite visite virtuelle ? 

N.K. :  Oui tout à fait. C'est un lieu qui est une fabrique de théâtre au cœur d'une ville, ce qui est très rare, c'est à dire que l'on a architecturalement une impression que c'est un peu une usine, comme un skyline avec des créneaux, je ne sais pas trop comment le décrire. En fait, ce sont plusieurs bâtiments qui sont enveloppés d'un temple de verre. Pourquoi plusieurs bâtiments ? On en a un dédié à la création des décors, costumes, peintures. Et ça, c'est la spécificité de ce théâtre par rapport à d'autres lieux à Genève, c'est qu'on est un lieu de création, c'est à dire qu'on crée des spectacles de A à Z et pour ça on a des ateliers assez impressionnants. On a une aile qui sont les deux salles de spectacles. La grande salle frontale classique, avec un très grand plateau et 500 places. On pourrait demander pourquoi seulement 500 places ? Parce que c'est la jauge idéale pour le théâtre pour bien entendre et voir de manière optimal le jeu d'acteur et la danse. Et puis, une salle modulable de 200 places, on peut mettre les gradins comme on veut. Et puis, on a une autre aile avec des salles de répétition, des loges aussi et nos bureaux parce que quand même on est beaucoup dans cette maison. Pour faire tourner tout ça, on est passé de 25 à 65 employés en quelques mois, et on va encore un tout petit peu grandir. Pour revenir au bâtiment en lui-même, sa signature c'est que quand le spectateur et la spectatrice entre dans le bâtiment, il ouvre une paroi de verre assez pure et fragile, il arrive dans un couloir de cent mètres de long, interminable, qui sur ses murs, trace des lignes d'ombres comme une peinture abstraite et géométrique, comme un sas avant d'arriver au lieu d'art pur. C'est très impressionnant visuellement, c'est une œuvre d'art à elle toute seule. Nous ça va être un défi de le rendre hyper vivant et foisonnant, parce qu'il faut être 800 personnes pour ce que hall ait l'air de grouiller de vie, donc dans cette période complexe, on n'y est pas encore. Après il y a deux foyers très majestueux et très simples parce que c'est du béton brut gris très simple, et qui est réchauffé par un très bel ameublement de bois. 

A.B. : Il y a beaucoup de matières brutes comme une usine. 

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“C'est la spécificité de ce théâtre par rapport à d'autres lieux à Genève, on est un lieu de création, c'est à dire qu'on crée des spectacles de A à Z.”


N.K. : Voilà. Comme une usine parce que finalement, c'est ça le théâtre. C'est ça que j'aime bien dans le théâtre et dans le cinéma aussi d'ailleurs, c'est que ce sont des métiers qui n'ont rien à voir ensemble qui vont fabriquer une œuvre d'art, en plus là éphémère, qu'on ne pourra voir qu'une seule fois de la même manière parce que chaque représentation est différente. Entre un cintrier, qui s'occupe des cintres dans un théâtre, un.e scénographe ou un.e metteur.se en scène, ce sont des personnalités hyper différentes, et on doit fonctionner ensemble. Il y a toute cette fabrique ici. La bonne nouvelle, c'est que ça marche, on a créé des spectacles et pas des moindres, puisque notre première grande représentation c'était Christiane Jatahy, une menteuse en scène brésilienne, dont on est absolument fan. Elle a joué le jeu de prendre des comédien.nes ici, qui a fait son œuvre ici, qui a été formidablement monté et montré. Ce spectacle a été créé d'après "Dogville" de Lars von Trier. Ce spectacle a été sélectionné pour ouvrir le festival d'Avignon. Maintenant, on touche du bois pour que ça ouvre. Ce n'est pas rien qu'une création maison ouvre le Festival. Pour nous, c'est exactement notre projet, c'est à dire, être très ouvert à l'international, faire venir les grandes personnalités du spectacle vivant ici, faire rencontrer ces personnalités internationales avec les gens ici. Sur scène il y a des brésiliens, des suisses, des français, et ça c'est super, et après ça peut rayonner partout et que ce soit des expériences qui puissent apporter quelque chose à notre ville, parce que ce sont des compétences d'ici qui vont aller partout ailleurs. Pareil, nous on a la chance de bénéficier du talent de cette artiste brésilienne qui est une des personnalités les plus intéressantes, à notre sens, aujourd'hui. 

A.B. : Vous parlez beaucoup du "théâtre d'aujourd'hui", alors par opposition du "théâtre classique". Quel est le théâtre plus contemporain : il est plus engagé ? il est plus représentatif d'une société ? Il s'articule comment ? 

N.K. : Alors, je dis "théâtre d'aujourd'hui" pour ne pas dire "théâtre contemporain" parce que ce dernier peut être connoté comme... enfin il a une connotation qui n'est pas celle que nous on cherche. Le théâtre est toujours le théâtre du moment où il est fait. Le théâtre est un art d'aujourd'hui. Il y a eu des tas d'aujourd'hui. Le théâtre d'aujourd'hui, ça veut dire qu'il n'essaie pas de reproduire des formes anciennes, il est ancré dans le présent, il peut se baser sur des textes absolument classiques. On a monté du Tchekhov, du Molière, on a aussi un spectacle itinérant qui est "Médée" de Corneille mais avez un regard de quelqu'un d'aujourd'hui, qui parle à des spectateurs d'aujourd'hui. Donc comment on raconte, comment on dit, qu'est-ce que Médée a à nous dire de nous aujourd'hui ? Qu'est-ce que Tartuffe a à nous dire de nous aujourd'hui ? Et comment ça fait échos à notre époque ? Et puis, le théâtre d'aujourd'hui, ce sont des formes, c'est pour ça qu'on travaille avec Gille Jobin sur la réalité virtuelle. Le théâtre c'est aussi Christiane Jatahy qui est obsédée par le cinéma et les images, et donc elle fait une œuvre qui tuile cinéma et théâtre en permanence. Le théâtre, c'est de la danse qui est dans du théâtre, c'est du théâtre qui est dans de la danse. Et puis le théâtre, ce sont des thèmes de gens qui ne sont pas que d'une ancienne génération, qui sont de la jeune génération, qui ont grandi avec plein de médiums et qui aujourd'hui arrivent avec des projets qui parlent aussi de la technologie, qui la racontent et nous ça nous passionne. Quand je parle de théâtre d'aujourd'hui, c'est qu'on veut que le regard de la créatrice ou du créateur soit ce qui est le cœur de nos choix artistiques. Quel regard porte l'artiste sur la matière qu'il a envie de traiter ? Plus que le fait de vouloir montrer un Molière et donc de chercher un metteur en scène, ce qui est également une manière de faire qui est noble et peut faire des spectacles merveilleux, mais il y a d'autres lieux à Genève qui le font et nous on n'est pas sur ce terrain-là. 

A.B. : Oui et puis la matière est vivante donc forcément aujourd'hui, c'est ça qui est intéressant avec le théâtre. Vous parlez de ce que vous vouliez raconter, une programmation c'est un récit sur une année puisque ça se construit. Comment on fait lorsque le récit est complètement abimé ? annulé ? transformé ? Vous racontez quoi ? 

N.K. : Alors... C'est vrai que c'est particulier. On avait surtout tellement travaillé sur cette première saison pour dire comment on approche les gens, comment on leur donne envie, on ne leur fait pas peur, en même temps il faut prendre des risques, etc. On avait vraiment composé une ligne très précise qui allait dans le temps de la saison. Au moment où on est aujourd'hui, on se disait qu'on allait mettre des spectacles un peu plus déroutants. Il se trouve qu'on va commencer avec le spectacle le plus déroutant de notre saison probablement. C'est un spectacle incroyable de Marco Berrettini, qui est une reprise d'un spectacle qui a fait scandale. Oui, c'est déroutant de commencer avec ce qu'il y a de plus déroutant. Mais je me dis que c'est un signe. C'est magnifique de montrer ça. C'est un spectacle qui est un peu comme un anti-spectacle, il ne démarre jamais. Ce sont des artistes qui sont sur scène avant que le spectacle ne commence et qui ne démarre jamais. C'est un spectacle sur l'échec et le non-commencement. C'est un spectacle qui peut être clivant pour le public... 

A.B. : Comment le public il interagi par rapport à ça ? 

N.K. : Alors, ça a fait scandale au Théâtre de la Ville il y a quelques nombreuses années maintenant, avec des gens qui quittaient la salle en hurlant. Pour nous, dans notre premier récit, on s'était dit qu'on aurait déjà eu des grands spectacles fédérateurs, avec une histoire qui se lit de manière construite, et après une fois qu'on a fidélisé les gens, on met des ovnis et qui sont aussi notre rôle. Là, c'est vrai qu'on démarre avec ça, c'est un clin d'œil assez drôle, et ce sera cinquante personnes dans la salle, qui seront déroutés mais qui seront aussi peut-être super fan, parce que c'est un spectacle qui crée une adhésion de dingue. Quand les gens adhèrent ils sont complètement fan. C'est un spectacle un peu culte. Donc, ça c'est un exemple pour vous dire qu'on ne raconte plus la même histoire, mais c'est celle qui doit se raconter. L'année prochaine, on reprend et on essaiera de faire avec énormément de reports. Ce qui reste pour finir, c'est que comme les artistes, qui ont été notre choix subjectif pour cette saison, sont liés par ce que je vous disais, l'image, l'utilisation de bases de films pour raconter des récits d'aujourd'hui, l'utilisation de classiques pour le redire différemment. En fait, il y a un lien entre les spectacles et ça se raconte tout de même.  

A.B. : Mais comment vous réunissez tous ces champs différemment ? Vous avez dû les rendre plus cinématographiques ? Vous avez dû passer par... ? Comment vous avez continué à.… ? Vous avez pas mal de contenus toujours sur votre plateforme ? 

N.K. : Ah oui, pendant la pandémie elle-même, enfin pendant le gros du truc ? On a fait l'émission de radio avec un spectacle, on a fait une expo numérique, on a fait le spectacle de Gille Jobin, etc. On ne voulait pas faire de captation. On n'a pas été dans le streaming. C'était un choix. Je ne dis pas que c'était le bon. C'était un choix sur le moment. On se disait qu'il y avait beaucoup de streaming partout, et on se demandé si on voulait être là. On sait, en tant que professionnels, regarder un spectacle en captation, mais je trouve que c'est rare les spectacles qui passent la rencontre en captation. C'est mieux que rien, je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais nous on a fait le choix de décider de faire d'autres choses, de l'audio, d'être ailleurs, parce qu'autrement, on est un peu en compétition avec une forme cinématographique qui est quand même meilleure qu'une captation. 

A.B. : Vous aviez déjà pas mal de choses parce qu'il fallait clôturer la Comédie de Genève, finir le chantier, déménager, changer la programmation, construire votre équipe, etc. Comment vous avez jonglé avec tout ça ? 

N.K. : C'était très intense. On n'a pas du tout eu la situation où on s'est posé en se demandant ce qu'on allait faire. On n'a pas arrêté. Le public a dû se demander ce qu'on faisait, d'ailleurs plein de gens de mon entourage qui ne sont pas du tout dans milieu du spectacle, ils pensaient que j'étais chez moi et que je ne faisais rien. Mais pas du tout. On a dû déménager, engager, il y avait de grosses décisions RH, retarder les engagements des équipes fixes, donc des engagements stratégiques, et puis surtout les répétitions, nous on bossait en se demandant quand est-ce qu'on allait pourvoir jouer. Et puis prendre en main ce bâtiment. On va utiliser ces mois d'ouverture pour faire de petites jauges et se rôder.  

A.B. : Ouais, c'est ça. Investir un lieu pareil c'est énorme. 

N.K. : Voilà et ça parait bête, mais c'est se rôder à toutes les problématiques qu'on ne peut pas voir tant qu'on n'est pas dans le live d'une représentation. Les placeurs où est-ce qu'on les met, la sécurité, le flux des publics ? C'est en le faisant qu'on réalise si ça marche ou pas. On profite donc de cette période pour se rôder avec un test géant. 

A.B. : Vous avez pu dire au revoir à l'ancienne Comédie ? 

N.K. : Alors, on lui a dit au revoir de manière très bizarre. La première fois on n'a pas pu, on devait dire au revoir, mais ça a été annulé. Ensuite, on a réinvesti l'ancienne Comédie pour faire de petits spectacles. Là, c'était un hommage à l'ancien théâtre, donc on a pu, mais ça s'est fini de manière très bizarre en queue de poisson. Je pense que c'était tellement douloureux, qu'après un moment on avait juste envie d'être ailleurs. Là, les équipes ne veulent même plus y retourner. Il y a un spectacle itinérant qui va avoir lieu dans l'ancienne Comédie, mais plein de gens de l'équipe ne veulent plus y retourner. Ça a été douloureux cette fermeture de chapitre tellement violente que maintenant on veut passer à autre chose. 

A.B. : Oui. Et comment on fait pour faire la nouvelle Comédie de Genève ? On garde l'âme de l'ancienne Comédie ? 

N.K. : L'âme, c'est le théâtre quoi. C'est ce que j'ai tout de suite dit, on a seulement pu voir le public et pas l'équipe, je me disais que finalement c’était un théâtre et que le théâtre c'est les gens qui le font et qui l'inverse. A partir du moment où c'est une scène, un plateau, évidemment, mais l'infrastructure de ce théâtre, il est juste enfin un vrai théâtre à l'échelle normale d'une ville comme Genève, ce qui n’était pas le cas de l'ancien. Et l'âme d'un théâtre ce sont les œuvres et les gens qui le font.  

A.B. : Quelle aventure de le faire à deux cette codirection ?  

N.K. : C'est mieux à deux ! Déjà, c'est très différent. Je n’ai jamais été seule à la tête d'un paquebot pareil, donc je n'ai pas de comparaison possible, mais je peux imaginer que dans une période comme ça de remous, on puisse vite se sentir très seul. On puisse vite se défendre en permanence et puis se murer dans une sorte d'autorité pour pallier des peurs. C'est ce que j'imagine. Au contraire, comme on est deux, on peut se rassurer, s'encourager, prendre plus de risques, parce qu’il y a l'autre qui dit attend « on ne va pas » et ça c'est vrai. Il y en a toujours un pour dire : "Non c'est pas du tout ce qu'on avait décidé au départ, c'est pas du tout notre projet." Donc en termes de moral, c'est très important. Et puis en termes de leadership pour les équipes, c'est beaucoup moins pyramidal, parce que c'est distribué à deux, on n'est pas toujours d'accord lui et moi, on est très différents, donc les équipes nous voient comme deux personnalités très différentes.  

A.B. : Vous êtes une femme à la tête d'une institution culturelle, j’imagine qu'on vous le rappelle souvent ; une femme artiste qui plus est. Qu'est-ce que ça sous-entend une femme artiste à la tête d'une institution comme celle-là ? 

N.K. : C'est vrai, c'est marrant, il y a pas mal de femme qui dirigent des lieux à Genève, mais il n'y a pas d'artiste à part moi, sauf erreur. C’est un regard un artiste. C'est une façon d'envisager une programmation qui est différent d'un.e curateur.ice pur.e. Je n'aime pas ce terme de « curateur.ice » pour le théâtre mais c'est le nouveau mot pour les désigner. Il y a eu historiquement à la Comédie de Genève, que des artistes qui ont dirigé ce lieu, et Anne Bisang était une artiste femme. Donc il y a cette tradition à la Comédie de Genève d'avoir eu des artistes à leur tête, donc je m’inscris à leur suite. Et puis, je suis une femme, mais je ne me lève pas tous les matins en me disant que je suis une femme.

A.B. : Et ça influence votre manière de gérer l'endroit ? Le fait que vous sachiez justement ce que c'est que de jouer dans un endroit comme ça ?  

N.K. : Alors, ça a une grande influence que Denis et moi on soit artistes sur l'obsession qu'on a de penser que le cœur de la maison soit ce qui est sur le plateau. Ça nous rend très attentif aux conditions de travail et aux salaires des artistes. Dans la partie prise de risque, on est en train de faire un gros travail pour que les artistes du plateau précarisés par le fait que ce ne soit pas des post fixes, soient payés au moins aussi bien que des personnes dans les bureaux, et les personnes qui ont de hauts salaires dans les bureaux. On peut les remplacer facilement même s'ils sont très précieux et qu'on les adore, à partir du moment où un spectacle commence à se répéter avec des acteurs, metteurs en scènes et créateurs spécifiques, on ne peut pas les remplacer, ou alors c'est très compliqué. On est en train de... un des risques c'est de remettre ça sur la table avec l'impact financier que ça peut avoir, mais en l'assumant, et ça ce sont vraiment des artistes sur le plateau qui se rappellent qu'il y a des gens qui ont treize mois de salaire, et nous on bosse quatre mois et... donc ça c'est la partie artiste. Après c'est aussi connaitre ce que c'est que le plateau, connaitre les répétitions, comprendre les artistes dans leurs angoisses, leur stress, leur personnalité, sans non plus excusez tout. C'est un artiste ok, mais parfois ce n'est pas parce que tu es un artiste que tu fois me parler comme ça, et puis ça permet d'avoir un lien différent avec les artistes qu'on a dans la maison. Ce n'est pas forcément mieux ou moins bien, mais ça change le rapport. Je ne sais pas si c'est mieux ou moins bien d'être un artiste pour parler à d'autres artistes. 

A.B. : J'ai lu qu’apparemment vous disiez toujours que vous serez un jour directrice de la Comédie, mais directrice de la nouvelle Comédie de Genève ça peut-être pas ? 

N.K. : Non alors ça pas du tout. Je pensais pas que je serai directrice de la Comédie, quand le projet de nouvelle Comédie est arrivé, je en pensais pas que je serais.. comment dire... je n'imaginais pas aussi vite. Je n'imaginais pas maintenant. Du coup, c’est très particulier. D'ailleurs dans les images que j'avais dans la tête, j'étais dans l'ancienne Comédie et je me suis dit que c'était un délire parce que ça ne peut pas être dans l’ancienne Comédie et en fait c'était quand même dans l'ancienne Comédie avant de passer à la nouvelle. Ça c'est un peu un gag, je le disais un peu en plaisantant, quand je jouais à la Comédie, je disais ça dans les loges je disais que de toute façon un jour je dirigerai cette maison, mais c'était vraiment une plaisanterie. On en rigolait, mais il ne faut jamais faire de blague parce qu'on ne sait jamais ce qui peut arriver.  

A.B. : Non, mais je lisais pas mal de vos articles et vous mentionnez souvent la notion du rêve. Quelle part elle prend chez vous ? C'est un moteur ? 

N.K. : Ah oui, pour moi le rêve c'est une part énorme. J'adore me projeter dans le futur et de me dire que je ne veux pas baser ma vie sur ce que j'ai déjà fait ou sur mon passé. Je travaille énormément à projeter des futurs possibles, pour moi et pour le monde aussi. D'ailleurs, si on se projette dans les possibles futurs du monde actuels, à moins qu'on soit complètement bête, on ferait mieux de se bouger en termes d'écologie, de responsabilité. C'est de la projection aussi, mais elle est factuelle. Pour moi, j’essaie de me dire « Pourquoi pas ? Pourquoi pas autre chose ? » Je trouve que c'est un exercice mental intéressant parce qu'au lieu de se fermer, on s'ouvre. Ça m'amuse de faire ça. Et j'invite franchement beaucoup de gens à le faire. Ne pas se dire qu'on ne pourra jamais faire ça parce qu'on ne l'a jamais fait avant. Si tu veux faire autre chose, tu dois patauger dans un nouveau truc et être ok avec... Comme chaque projet de théâtre c'est à chaque fois un saut dans le vide un peu, on a quelques jalons mais en fait on ne sait pas comment sera l'équipe, si ça va être bien ou pas, il y a tellement de facteurs, que c'est un bon entrainement pour ça.

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“Je travaille énormément à projeter des futurs possibles, pour moi et pour le monde aussi. Pourquoi pas ? Pourquoi pas autre chose ?”

A.B. : Et puis, un théâtre c'est un peu une fabrique à rêves finalement. 

N.K. : Oui. C'est une fabrique à possibles, à concepts, à rêves, à beautés, à bizarreries, à folies. On peut voir un spectacle avec quelqu'un de complètement déjanté, être interloqué, même de ne pas aimer, mais ça nous déplace et on se dit que ce qu’il fait c’est complètement dingue, et on ne sait plus où on est.  C'est vrai que je suis toujours en train de faire la même chose. Parfois, de voir des acteurs ou actrices complètement cinglés sur le plateau, ça me libère, parce que je me dis que ça peut aller jusque-là la folie, ça sert aussi à ça. Ce ne sont pas que des pièces bien faites, bien fabriquées. Nous on aime que ça grince, que ça frotte, que ce soit déstabilisant parfois, et d'autres fois que ce soit juste l'effet "waou" et poétique aussi. 

A.B. : Quand je vous dis "Clémentine" vous pensez à quoi ? 

N.K. : Ah ouais ! Le personnage que je m'inventais quand j'étais petite ! C'est vrai ça, ce n’est pas un délire. J'avais un personnage imaginaire dont je parlais énormément. A partir d'un moment, je me suis déguisée en ce personnage imaginaire, et je pouvais le jouer deux jours d'affiler sans aucun problème, en m’habillant et me maquillant. C'était rigolo au début pour mes parents, mais au bout de 2h, quand mes parents me demandaient de venir en tant que Natacha, je leur disais qu'elle n'était pas là, parce que j'étais Clémentine. C'était fatiguant. Vraiment je restais longtemps en Clémentine. Après, on ne va pas faire des analyses psychanalytiques de tout ça, mais c'est vrai que la fiction peut aider à vivre. Ça peut aider à dominer beaucoup de choses. Il ne faut pas que ça devienne maladif, mais ça peut être un super outil pour se transcender ou pour accepter des réalités dans lesquelles c'est trop douloureux d'être. Je pense qu'il y a toujours des histoires étonnantes qui mènent à des métiers artistiques. 

A.B. : Vous vous en racontez encore des histoires ? Vous jouez des rôles encore ? 

N.K. : Je me sens beaucoup moins… J'ai plutôt travaillé à essayer de ne pas avoir besoin d'être Clémentine. Je me suis « déclémentinisée » avec le temps. 

A.B. : Et aujourd'hui c'est Natacha ? 

N.K. : C'est Natacha. C'est clairement Natacha. Vraiment, je n'ai pas envie d'être Clémentine, sauf quand c'est vraiment pour mon métier d'actrice où là je dois me transformer. Mais dans la vie réelle, j'essaie de ne pas... d'avoir le moins peur possible. 

A.B. : Et vous jouez encore beaucoup ? 

N.K. : Alors je ne joue pas beaucoup, mais je vais jouer bientôt dans un spectacle à la Comédie pour 2021 - 2022. Un spectacle qui a été repoussé et donc là je serai de nouveau sur les planches. 

A.B. : Ça va être quoi ? On sait déjà ? 

N.K. : On l'annoncera en temps voulu. Ça a été une demande du metteur en scène très explicite. Je pense que c'est important, à part ça, qu'on voit que les directeurs artistiques se mouillent la chemise, vont sur scène, sont au travail et se montrent dans leur vulnérabilité d'artiste. C'est pour ça qu'on est des artistes. Si les artistes ne font plus d'art, autant ne pas prendre d'artistes à la tête de lieux culturels. Quand vous me demandiez ce que ça changeait. Ça change que les spectateur.ices vont me voir dans des états et des endroits de vie très différents de la posture d'apparat de direction avec un code et un machin. Je peux me retrouver à moitié à poils en train de crier.

A.B. :  Vous parliez de vulnérabilité de l'artiste, et vous en aviez parlez dans un autre article, mais au fond qui est vulnérable ? 

N.K. : L'artiste est forcément très vulnérable, enfin les artistes qui nous intéressent ce sont ceux qui justement enlèvent des couches, pas qui rajoutent de la surface, mais ceux qui arrivent à enlever des couches et à être presque des écorcés vifs sur scène. Ça peut être dans la plus grande simplicité, de parler simplement à des gens sans artifice. Quand bien même tout est faux, parce que voilà, et puis les spectateurices s'identifient à quelqu'un par la mimesis théâtrale lorsque c'est un spectacle qui joue là-dessus. On s'identifie à ce qui nous lie les un.e les autres, et donc on est au plus proche de nous, quand bien même on voit quelqu'un qui est différent de nous. C'est ça qui est dingue au théâtre ! Quand ça marche, il n'y a rien de plus fort ! Cette magie-là n'est pas systématique, mais lorsque ça arrive et qu'on se dit, cette personne là c'est moi, c'est l'expérience de l'altérité la plus palpable. On se dit que ce personnage qui a été écrit il y a parfois des centaines d'années, c'est moi. Ou bien, cette vieille dame, cette actrice, ce monsieur, ce soldat c'est aussi un peu moi. Je pense à un spectacle qu'on a montré sur un parachutiste belge, enfin un acteur qui jouait un parachutiste, on avait l'impression qu'on le détestait parce que c'était un horrible personnage militaire affreux, parce que ce n'était pas nous ni nos idéaux, et puis tout d’un coup on était un peu lui. Ça c'est très vulnérable. C'est pour ça qu'il y a de l'émotion. C'est pour ça que les gens peuvent avoir peur d'aller au théâtre parce que ça peut nous amener jusque-là.

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“C'est une fabrique à possibles, à concepts, à rêves, à beautés, à bizarreries, à folies.”

A.B. : D'ailleurs, « provoquer le réel » c’est ça aussi pour vous lorsque vous annonciez ce slogan ?

N.K. : Provoquer le réel, c'était un double sens. Le réel c'est rude, on ne peut pas faire de campagne d'affichage, on ne peut que dire vous dire que ce sera aux Eaux Vives en 2021. On provoque le réel ne serait-ce que par cette affiche. Et puis, les artistes apprécient qu’on apprécie souvent se basent sur le moment présent et avec le réel, ils font une œuvre. Ça peut être le réel du plateau ou ça peut être le réel du monde et ils le provoquent. Donc c'était un peu un double sens pour ce slogan et c'était suffisamment énigmatique pour que tout puisse être mis dedans ! Voilà, on peut changer à tout moment. Ça peut être "provoquer le réel" on ouvre, "provoquer le réel" on n'ouvre pas mais on continue à créer. 

A.B. : J'ai vu, et c'est assez logique pour une nouvelle construction, que vous êtes partis d'un lieu inclusif quand on parle d'un lieu qui reçoit des spectateurs ? ¨

N.K. : On est un service public, c'est la grande différence avec un théâtre privé. On a une mission de service public, qui est d'essayer et de tenter, enfin plus que ça, de parvenir à ouvrir la culture au plus grand nombre. On a ce label "culture inclusive" qui est un label qui a une charte pour avoir ce label il faut remplir un certain nombre de critères, engager des personnes en situation de handicap (PSH), proposer des spectacles avec des PSH en tant qu'acteurs et performeurs, rendre possible l'accès aux spectacles, etc. Pour nous, c'est important ! C'est simplement qu'on ne peut pas simplement faire... on est un théâtre public donc on doit faciliter l'accès à toutes et tous, même des personnes empêchées par plein de choses. Évidemment il n'y a pas que le handicap, il y a empêché socialement, financièrement, culturellement. On doit essayer de trouver des solutions pour tous ces empêchements. Et puis, empêchés aussi par une nouvelle vie. Je pense à des personnes qui ont accès à la culture, mais qui ont perdu le réflexe de se dire qu'ils peuvent sortir. Il y en a plein des gens comme ça, parce qu'on est happé par les nouveaux médias. C'est à nous d'inventer des situations. On a ce projet qui s'appelle « Le pont des arts » qui est un énorme volet de la Comédie de Genève, qui est une saison réelle parallèle, qui nourrit et interagit avec la saison du pur théâtre artistique, théâtre et danse. Et il y a des ateliers pour les enfants, il y a des brunchs avec des conférences, il y a tout cet aspect de l'inclusion qui est pris en compte, il y a des bord-plateau, il y a avant, il y a après, etc. Il y a aussi des spectacles et des propositions artistiques. Ce « pont des arts » c'était pour dire pont entre la ville et le théâtre. La première situation qui a ouvert la Comédie, en réalité, ce sont nos futurs « mercredi Comédie » où il y avait des gamins partout dans la Comédie qui faisaient du Hip-Hop, du Break danse, un atelier de théâtre. Ils étaient partout dans la Comédie. C'est comme ça qu'on a ouvert la Comédie de Genève en fait. Il y avait de la musique partout dans la Comédie. Ça grouillait d'enfants et c'était juste génial ! Là, on arrivait à se projeter et à se dire à quoi ça pourra ressembler quand ce sera vraiment ouvert. On ne fera pas ça que pour des enfants. Le lieu de vie, c'est hyper important, et pour moi, mon rêve c'est qu'on rentre comme on va dans un musée quand on visite une ville. De se dire lorsqu’on va à Genève, qu’on va passer à la nouvelle Comédie pour aller voir les gens qui répètent dans les couloirs, un super restau qui va bientôt ouvrir et qui donne sur l'atelier de construction. Ça aussi c'est un des aspects de l'architecture qui est important à nommer. Que ça grouille, que ça vive, qu'on ait juste l'envie d'y passer et de s'y sentir bien ! Ça pour nous, c'est aussi une manière d'être hyper inclusif. Mon rêve, ce serait qu'il y ait des gens qui bossent dans la banque qui soient à côté de punk à chien et à côté d'une personne en station de handicap et que ce sera ok. Pas forcément qu'ils aillent boire des coups tous ensemble, mais pendant un moment qu'ils partagent ce moment tous ensemble, qu'ils se sentent à l'aise, légitimes et que personne ne les juge. Que le banquier qui ne se dise pas qu’on va le prendre pour un vieux con avec sa cravate et ses chaussures, et que le jeune ne se dise pas que ce n'est pas pour lui un truc d'élite. Ça c'est notre job en tant que service public. 

A.B. : Et puis le théâtre, Denis le disait dans une émission, c'est l'art de la rencontre et du partage. 

N.K. : Ça a toujours été ça. L'origine du théâtre il y avait tous les milieux mélangés en train de voir une œuvre qui racontait le monde en utilisant les mythes. C'est vrai que les gens étaient de tous les milieux sociaux. Ils partageaient ces moments ensemble, et c'étaient des moments super importants de partage dans l'année. On continue l'histoire du théâtre, on n'invente rien, ça c’est sûr. Mais maintenant on doit le faire.

A.B. : On parlait de rêve, c'est quoi votre rêve ?

N.K. : Le premier rêve c'est de se dire "On l'a fait ! Le projet existe !" Le rêve c'est qu'on arrive à ce projet que je vous décrivais, c'est à dire ce lieu d'art très chaleureux où on passe et on voit des œuvres incroyables certes, mission première, on est traversé par des émotions et où on peut être soi-même, juste pour boire un café et passer. Ça ce serait un rêve ultime déjà pour la Comédie. 

A.B. : Et puis, c'est un assez beau signe que vous soyez à côté d’une une gare, parce que le gare c'est un lieu de passage, donc tout d’un coup la Comédie devient aussi en quelque sorte un lieu de passage également. 

N.K. : C'est ça ! Exactement ! Et puis, c’est un lieu qu'on peut traverser pour aller d'un endroit à un autre de la ville, c'est comme une rue à l'intérieur, donc ça ce serait un des premiers rêves. Il y en a plein d’autres mais qui sont encore à l'état d'ébauche dans ma tête. 

A.B. : Merci Natacha.

N.K. : Avec plaisir.

A.B. : La Nouvelle Comédie de Genève comme fabrique à possible ouvert à tous. Ça me plait bien ça.

Production. Laurent Vonlanthen (Kitchen Studio)

Music. Matteo Locasciulli (Alba Musique)

Transcript. Cosima Alié

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