A.B. : On a l’impression que tu t’éclates en créant ces nouveaux espaces. Il y a une liberté totale.
G.J. : Alors on s’amuse, c’est vrai qu’il y a quelque chose d’assez fascinant, d’assez excitant, presque magique. Après, on est passé un niveau supérieur quand on a commencé à collecter à distance. On fait de la capture de mouvements de danseurs à distance et on réunit des danseurs qui sont dans différents endroits dans le monde dans un même espace virtuel en temps réel. C’était pour nous une énorme avancée quand on a commencé à développer ce genre de technologie. Ça nous ouvre des possibilités surprenantes de collaborations. Pour le festival de Venise on fait un spectacle avec une danseuse qui est à Bangalore, une autre à Melbourne et trois danseurs qui sont à Genève et ils dansent ensemble tous les cinq dans le spectacle. Les gens le savent mais ça ne se voit pas distinctement. L’autre jour, j’ai rencontré une danseuse à Hong Kong que j’ai découvert sur Instagram qui a un système de capture de mouvements, je l’ai contactée, on va la branchée et elle va se connecter avec nous. On l’invite à une répétition de notre projet virtuel. Elle va être avec nous dans l’espace et on va commencer à faire des collaborations avec. C’est surprenant de se dire qu’on peut travailler avec une danseuse chinoise à Hong Kong mais depuis Hong Kong. Alors qu’avant j’aurais pu la rencontrer, l’inviter, lui proposer de passer du temps ici et nous connaitre. Ça se faisait déjà mais là il y a quelque chose d’assez fascinant de se connecter en temps réel. Il y a même une sensation étrange de cette encontre d’avatar virtuel, de son corps virtuel qui rencontre un autre avatar, d’interagir et de danser ensemble en immatériel.
A.B. : Justement le rapport au corps en tant que danseur, sans le toucher et sans sentir l’autre personne qui danse avec toi, comment ça se passe dans ce monde virtuel ?
G.J. : Les danseurs sont des artistes du mouvement, c’est-à-dire qu’ils ont une maitrise du mouvement. La danse c’est un langage, c’est pas une sensation, c’est d’abord un langage. Comme n’importe quelle langue il y a un vocabulaire, une grammaire. Ça dépend du style de danse et du genre de projet qu’on va faire, donc on va mettre en place la grammaire et le lexique du projet. Donc les danseurs ont l’habitude finalement de se mettre à disposition. Le danseur contemporain est très flexible et ouvert à toutes sortes de choses très variées comme par exemple devoir danser nu sur scène. Ils sont habitués à intégrer. Pour eux, ce qui est compliqué c’est que dès qu’on est dans la technologie, il y a des temps d’attente qui sont un peu longs, parfois c’est plus difficile de mettre son corps en action parce qu’il y a tous les capteurs, il faut calibrer, c’est tout un micmac à installer dont on n’a pas besoin dans un studio normal. Après ils ont une phase d’apprentissage du dispositif, apprendre à voir comment il réagit en temps réel, voir ce qu’il peut faire, voir ce qui marche, voir ce qui ne marche pas. Finalement, il considère la tâche pour ce qu’elle est, surtout moi la manière dont j’envisage la danse, c’est très « task based », c’est-à-dire comme des tâches à accomplir. On explique ce qu’il faut faire et après c’est eux qui font. Puis après pour eux c’est fun aussi. Par exemple, l’autre jour on a fait une collaboration avec un groupe en Argentine avec deux danseuses sur scène qui étaient sous capture de mouvements projetés sur des écrans. Suzana ici était capturée dans le studio. On envoie les données à Buenos Aires où elle apparait avec les danseuses sur l’écran en direct. On a dansé en direct à 1h du matin et à 20h chez eux. On a fait notre représentation devant du public à Buenos Aires parce que chez eux, à l’inverse de chez nous, les théâtres sont ouverts. Sauf qu’on n’a pas rencontré le public et quand on a terminé on se dit au revoir. Il n’y a pas l’après, il n’y a pas la discussion avec les collègues, ni le fait d’aller boire un coup avec l’équipe. C’est assez étrange, mais en même temps c’est aussi un peu fascinant d’avoir cette possibilité en 2021 alors qu’en 2018 ce n’était pas encore tout à fait possible. On est vraiment dans une immédiateté de possibles.
A.B. : Oui et puis comme tu as déjà dit, ça ne va pas remplacer ce que vous faisiez avant.
G.J. : C’est de nouveaux espaces et puis surtout c’est de nouveaux endroits où présenter de la danse. C’est quelque chose que l’on doit valoriser parce que par exemple quand on fait un film 3D, on le présente dans les Festival de cinéma et dans des salles de cinéma. Quand on fait en réalité augmentée on donne la possibilité aux gens de poser des danses n’importe où dans n’importe quel espace. Quand on fait de la VR on donne la possibilité aux gens de vivre une expérience immersive inédite. Ce sont des nouveaux espaces qui accèdent à des publics différents, qui sont intéressés par la VR ou qui vont dans des Festivals de cinéma. La danse contemporaine n’est pas narrative, la plupart du temps, mais elle porte du sens, le mouvement, l’espace, le corps dans l’espace, l’espace entre les corps, la relation entre les corps, c’est ça qui porte le sens, c’est subjectif. Ce qu’on a remarqué c’est que dans les dispositifs de réalité virtuelle par exemple ça marchait très bien. Beaucoup mieux d’ailleurs qu’une narration traditionnelle. Par exemple une voix off dans une expérience en VR est souvent très dérangeante, c’est comme visiter un musée avec un audioguide. Il faut choisir : j’écoute l’audioguide ou je me mets dans l’œuvre ? Dans la danse, les spécialistes du temps réel, c’est-à-dire les chorégraphes, ceux qui font la mise en scène et les performeurs, sont assez à l’aise avec des espaces où le spectateur est dans une situation de temps réel, parce qu’on a l’habitude de gérer le temps réel du spectateur en relation avec le nôtre. On arrive au théâtre à 20h, il y a un entracte ou pas, il y a un changement de décor à vue ou pas, on fait attendre les gens 5 minutes, 10 minutes, on rentre dans la salle les acteurs sont en jeu ou pas, on fait un noir, on ouvre le rideau, on ferme le rideau, etc. Tout ça c’est toutes sortes d’éléments que nous on utilise en tant que directeur ou directrice de projet, ce sont nos outils. On n’y pense pas mais on le fait tout le temps et on est très à l’aise avec l’idée de diriger le regard. Au cinéma, en tant que cinéaste je partage mon regard avec le spectateur donc je force son regard. Par exemple, je lui montre que la vie c’est un gros œil qui fait 4 mètres de large alors qu’en VR je mets le spectateur dans l’espace et c’est lui qui va décider s’il s’approche de toi ou s’il veut rester à distance. Et on retrouve la même chose dans le spectacle vivant, c’est-à-dire qu’on ne peut pas forcer un spectateur à regarder la pièce. Il peut regarder ailleurs, il peut s’intéresser à un détail dans un coin de la scène. Alors qu’au cinéma, c’est plus difficile d’échapper au choix d’image. Donc on est assez à l’aise en fait. C’est aussi pour ça qu’on pense qu’on doit partager notre dispositif et nos connaissances et les mettre à disposition d’autres artistes qui seraient intéressés mais qui seraient peut-être un petit peu impressionnés surtout vis-à-vis de l’aspect technologique ou des coûts. Surtout par où commencer ? Pour nous c’était ça la plus grosse question : qu’est-ce qu’on fait en premier ? Moi je sais ce qu’on doit faire en premier pour faire un spectacle, mais pour faire une pièce en VR par contre je sais pas. Il n’y a pas non plus d’exemple, donc on a dû un peu inventer. On a mis en place un pipeline de production maintenant et des outils donc on commence à s’ouvrir un petit peu plus vers l’extérieur pour donner la possibilité à des gens de…
A.B. : Tu veux dire que tu ouvres ton studio à d’autres pratiques artistiques pour échanger avec eux ?
G.J. : C’est toujours du point de vue des arts du spectacle a priori, c’est ça qui nous intéresse. Donc on va plutôt aller chercher des gens qui viennent des arts du spectacle, de la danse en particulier. Comme on est associés avec la Comédie sur ce projet de comédie virtuelle, la modélisation du Théâtre de la Comédie, le lieu existe, on a un lieu virtuel et maintenant notre mission c’est de le faire vivre en invitant des spectacles et des projets en temps réel.
A.B. : Donc tu fais vivre la Comédie de manière virtuelle avec ces avatars, des personnages, des animaux qui se baladent, et l’idée c’est d’avoir aussi d’autres performeurs faire la même chose dans ces espaces ?
G.J. : C’est ça. D’ailleurs on va le faire au mois de juin, on a une nouvelle version du spectacle virtuel qu’on a présenté à Venise, on va le terminer parce qu’on l’avait fait un peu vite, et puis il y aura aussi d’autres danseurs invités qui apparaitront dans différents endroits de la Comédie en temps réel.
A.B. : Est-ce que c’est important pour toi de transmettre ?
G.J. : Alors disons que moi plutôt que « transmission » je pense plus à « partage de ressources ». Il me semble que ça fait partie de mon métier de partager mes ressources. Si on parle du Mali, du Sénégal et aussi du Mozambique, on accompagne nos tournées par des ateliers et des moments de partage. J’ai toujours voulu aller un petit peu plus loin en essayant de réfléchir à des outils qui puissent vraiment servir pour renforcer les structures et les artistes sur place. Je n’ai jamais été très à l’aise avec le fait d’arriver dans une tournée dans n’importe quel pays et de donner une masterclass devant 20 ou 30 gaillards. Je dis « gaillards » parce qu’en Afrique c’est surtout des garçons qui dansent. Il y a peu de filles qui dansent. C’est exactement la proportion inversée d’ici. C’est parfois un peu fabriqué, ça rentre dans les cases un peu des « soutiens » et des « aides ». J’ai essayé un peu de changer ce genre de rapports. Plutôt de proposer des projets où on travaille ensemble, de les faire venir ici, d’avoir un rapport qui est plus dans l’échange. Et puis maintenant avec la technologie, l’idée c’est de faire un petit peu la même chose, c’est-à-dire de créer un centre de ressources et de structurer un peu tout ça pour pouvoir accueillir des gens. Un thème intéressant c’est celui de la transition numérique. Quand on parle de l’Afrique et de certains pays des Sud, on se retrouve dans des problématiques de fracture numérique. On est avec des technologies assez avancées, assez couteuses et aussi qui demandent de la formation. La fracture numérique là pose vraiment un problème.
A.B. : Tu veux dire l’accès à ces sources ?
G.J. : C’est pas que l’accès au matériel, c’est aussi à la connaissance et à la formation. Déjà si on ne parle pas l’anglais dans ce genre de domaine c’est difficile. C’est aussi bête que ça. Il y a toutes sortes de barrière. On les a déjà ici mais plus on descend dans des pays qui ont moins de ressources, plus ça devient difficile. On se pose des questions aussi par rapport à ça. Comment on peut continuer à faire des choses, mais avec des choses qui soient peut-être un peu plus adaptées. Parce que ça sert à rien d’aller en Afrique, faire un stage de capture de mouvement, leur flasher notre technologie et nos ordinateurs et nos machins, puis rentrer. Qu’est-ce qu’ils leur restent ? Ils n’ont même pas les équipements derrière pour en faire quelque chose, ou ils n’ont juste pas la formation nécessaire.
A.B. : Et ce serait quoi ton rêve ? De connecter tous les continents dans un même monde digital ?
G.J. : Non. J’ai pas vraiment de rêve. Juste pour le moment, nous on trouve que c’est fascinant. On pense que ce sont vraiment de nouveaux espaces à investir. Les possibilités actuelles nous le permettent. Il y a toutes sortes de choses qui sont intéressantes. Hier je parlais avec nos amis argentins qui disaient : « Ah bah tiens, moi je vais aller faire de la capture de mouvements d’une danse Mapuche, une danse indigène, pour une anthropologue, en caméra volumétrique. » La « capture de mouvements », ça veut bien dire ce que ça veut dire, on va aller capturer un mouvement original d’une danse oubliée au fin fond d’une vallée dans les Andes, comme on peut faire un truc commercial. Il y a des jeunes qui font des battles Hip-Hop en VR. Ils sont connectés avec un système VR chez eux et il se retrouvent ensemble dans des espaces virtuels pour faire des battles. Ça ce sont des choses qui existent et pour le moment c’est niche évidemment, il y a peu de gens qui font ça, mais à terme évidemment, tout le monde pourra le faire. D’ailleurs, la pandémie nous a montré qu’on pouvait faire plein de choses qu’on pensait ne pas pouvoir faire. Même moi qui suis pourtant assez geek, je ne savais pas ce qu’était Zoom. Il n’y a pas beaucoup d’opportunités de cette crise mais ça s’en est une. La formation accélérée de la population générale aux dispositifs technologiques, à la communication, à l’idée de travailler en réseau par exemple. Il y a plein de choses que l’on peut faire à distance. Nous ce qui nous intéresse, c’est pas seulement le résultat, mais c’est l’outil collaboratif. On peut faire un projet réel, on va se voir en réel. On peut faire énormément de choses à distance, ce qui nous éviterait des voyages inutiles. Il y a les questions écologiques et de durabilité qui nous intéresse, mais il n’y a pas que ça. Il y a le temps que ça prend, l’argent que ça coûte, les ressources qui sont dépensées, etc. pour finalement financer des compagnies d’aviation alors qu’on pourrait faire autre chose avec cet argent.
A.B : Merci beaucoup pour ton temps. RDV à la nouvelle Comédie de Genève pour découvrir ces nouveaux espaces virtuels.