I.5

Avec Gilles Jobin nous parlons d’espace, de mouvement et de nouveau langage.

Gilles Jobin.png

A lire.

Anna Beaujolin : Aujourd’hui on va parler d’espace, de mouvement et de nouveau langage.  Mon invité est Gilles Jobin, chorégraphe, danseur, cinéaste et directeur artistique de la compagnie de danse qui porte son nom. Il est passé de corp nu sur scène à des avatars dans des mondes virtuels où les échelles et les enveloppes corporelles s’affranchissent des lois de la physique. Il va nous raconte comment il repousse les frontières grâce au digital et sa fascination pour le virtuel. Bonjour Gille Jobin,

Gilles Jobin : Bonjour.

A.B. : Tu as grandi dans une famille d’artistes et j’ai envie de te demander ton premier souvenir de danse ?  

G.J. : Le premier souvenir dont je me souvienne et qui m’a donné envie de faire de la danse c’est en regardant « Hair » qui m’avait complètement fasciné avec cette espèce de liberté des danseurs qui se mettaient à danser sur les tables. J’ai trouvé ça génial. J’avais envie de faire ça. A la base, je voulais être comédien, parce que la danse c’était pas quelque chose que je connaissais. C’est mes parents qui m’ont recommandé de faire de la danse parce que si je voulais être comédien, ils m’ont dit que ce serait bien que je fasse un peu de danse. C’est en prenant des cours de danse à Lausanne que j’ai découvert la danse contemporaine et j’ai tout de suite accroché. D’abord j’ai fait une formation un peu à droite à gauche, comme ça se faisait à l’époque. Et puis à Cannes pendant deux ans au centre Rosella Heightower qui est une école de danse classique privée. J’avais une bourse et j’ai pu acquérir de la technique. A l’époque on n’avait pas vraiment le choix, le classique c’était un passage obligé si on voulait acquérir un peu de technique. Après je suis revenu à Genève où j’ai travaillé pendant deux ans à l’école de danse de Genève qui était dans ce même bâtiment d’ailleurs à l’époque. J’ai été au ballet junior et puis j’ai rapidement commencé à travailler comme danseur interprète pendant une dizaine d’années. Par la suite, avec un groupe on a repris le Théâtre de l’Usine à Genève et on a commencé à faire de la programmation. On a programmé les chorégraphes « nouvelle tendance » à l’époque, on parle de 93/94. C’est là où j’ai commencé à faire mes premières pièces. J’ai rencontré La Ribot. Je suis parti habiter avec elle à Madrid et de là, on est partis à Londres. Elle en avait marre de l’Espagne et moi j’en avais marre de la Suisse et elle avait des plans à Londres. On s’est installés là-bas, on avait un petit enfant qui venait juste de naitre et on y a vécu une dizaine d’années avant de revenir en Suisse en 2004.

A.B. : C’était comment les années 90 à Londres ?

G.J. :  C’était fin années 90, de 97 à 2004. Londres fait partie de ces grandes villes qui changent beaucoup. Nous on habitait à Hackney par exemple qui était considéré comme un quartier un peu éloigné, pas tout à fait connecté. Et puis j’y suis retourné récemment et le parc en face de chez nous c’était devenu le festival de Woodstock. C’était complètement gentrifié. Je pense qu’on a également une part de responsabilité dans cette gentrification parce qu’on est partis et ce sont d’autres gens qui se sont s’installés. Ce que j’aimais bien à Londres c’est que c’est une ville avec tellement de croisements avec tellement de choses qui s’y passent que même si on n’y assiste pas, on est au courant. Les expos qu’on voit pas mais on en entend parler, les spectacles qu’on n’a pas vu on en entend parler, la musique on l’entend elle est partout même si on ne va pas voir les concerts. Il y a une modernité. Dans ces grandes villes tout est plus important. Un groupe quand il va jouer à Londres, il fait un effort spécial c’est souvent une version augmentée, les expositions elles sont méga. Tout est plus important. Alors qu’ici en Suisse et dans la plupart des villes du reste du monde, on reçoit un petit peu ce qui a été filtré de ces gros événements. Moi c’est ça que je trouvais vraiment fascinant. Après, la qualité de vie dans la ville est assez difficile. C’est une ville qui est énorme et extrêmement chère. A l’époque c’était beaucoup plus cher que maintenant. On y était vraiment au moment où la Livre était au plus haut. Les conditions de soutient pour la danse sont pas faciles. La danse contemporaine en Angleterre c’est pas non plus la danse la plus excitante du monde. La scène, en tout cas à l’époque, n’était pas la plus intéressante. On était beaucoup plus sur une scène internationale, plutôt européenne.

A.B. : C’est où la scène contemporaine internationale pour la danse contemporaine ?

G.J. : Elle était éclatée justement. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. C’était le début d’Internet tel qu’on le connait maintenant. C’était le début des voyages low-cost. Ça veut dire que les gens s’installaient un petit peu où ils voulaient. On voyageait très facilement pour pas grand-chose. Il y a eu beaucoup de mouvements, beaucoup de festivals qui se sont créés dans des zones avec peu de moyens. Tout d’un coup grâce à des vols bon marché pour avoir des compagnies internationales, il y a eu un grand mouvement. C’était très délocalisé. Ça ne se passait pas à Paris ni à Berlin, mais ça se passait partout de manière éparpillée et connectée. Je pense qu’on est peut-être la première génération de chorégraphes connectée au-delà des frontières. Bon évidemment, maintenant ça s’est encore amplifié. La société a changé aussi. Des choses qui étaient de l’ordre de la science-fiction quand moi j’avais 16/17 ans sont aujourd’hui tout à fait habituelles.

hd300_abx_photo_gregory_batardon_50a1325-scaled.jpg

“Remettre en question la notion de mouvement, ne pas forcément l’associer à de la virtuosité. Le mouvement ça peut être simplement un corps qui respire. Un corps qui réfléchit c’est un corps en mouvement.”

A.B. : Est-ce que c’est là où ça t’a donné envie de collaborer avec des disciplines complètement différentes ?  

G.J. : Je m’intéressais évidemment aux arts visuels, aux performeurs – c’est-à-dire aux visuels qui font de la performance parce que je trouvais qu’ils n’étaient pas dans la représentation mais dans l’action, et je trouvais que la danse c’était beaucoup dans la représentation et pas assez dans l’action. Je me suis beaucoup inspiré par exemple des gestes d’actions en demandant aux danseurs de penser à ce qu’ils allaient faire, dans une sorte de dialogue interne avec leurs mouvements. Du coup, ils ne sont pas des exécutants mais ils se racontent une histoire interne et c’est ça qu’on voit à l’extérieur. J’ai toujours été ouvert à d’autres domaines, parce que je pense que la chorégraphie même en danse contemporaine a des zones où elle se bloque. Il y a des avancées et puis ça stagne, ça stagne, ça stagne. Il faut qu’il y ait vraiment des choses très différentes. Nous on est arrivés après une période de gros spectacles avec de grands décors, beaucoup de danseurs, de grosses machines et je crois qu’il y a eu une envie vraiment de faire des choses simples, d’où la nudité, presque pas de costume, pratiquement pas de lumière. Des choses simples, faciles à diffuser et facile à voyager. Aussi remettre en question la notion de mouvement, c’est-à-dire pas forcément de l’associer à de la virtuosité. Le mouvement ça peut être simplement un corps qui respire. Un corps qui réfléchit c’est un corps en mouvement. On veut voir des corps pensants, on ne veut pas voir des corps exécutant. Du coup on va chercher un petit peu partout où ça se passe et pas forcément dans l’histoire de la danse.

A.B. : C’est plus des interprètes de la danse contemporaine que des techniciens ?

G.J. : Non, non. Les danseurs classiques aussi sont des interprètes. C’est la même différence qu’un musicien classique et un musicien rock, c’est-à-dire que les musiciens rock font partis du groupe, ils créent leur propre partition. Je pense que les interprètes en danse contemporaine sont plus participatifs dans la fabrication de leur partition, qu’elle soit improvisée ou réglée. On ne peut pas parler de manière générale parce qu’il y a autant de variantes et de méthodes de travail, mais globalement on peut dire que les danseurs contemporains sont plus impliqués dans le processus créatif. 

A.B. : Justement, la part de liberté que tu donnes à tes danseurs dans ce processus créatif, vous construisez ensemble la partition ?

G.J. : C’est vrai que pendant longtemps et encore maintenant, j’utilise des systèmes, presque comme des règles du jeu, c’est-à-dire que je vais enseigner à l’équipe aux danseurs les principes et après c’est eux qui vont jouer avec le dispositif. C’est un peu comme le football. C’est un jeu finalement très simple, avec une douzaine de règles, qu’il ne faut pas prendre la balle avec la main mais taper avec le pied, c’est bon on peut jouer. Après évidemment plus ou moins bien selon notre niveau et notre organisation. On va dire que le football ce n’est pas de l’improvisation mais il faut être réactif et créatif sur le moment et dans l’action dans un cadre prédéfini. Pour la danse, ce n’est pas moi qui l’aie inventé, ce sont des techniques postmodernes de composition. Je les ai adaptées à ma sauce et à ma compréhension.

A.B. Ton expériences aux CERN où justement vous avez réuni l’art et la science dans un milieu pluridisciplinaire, et après en 2015, c’est quand tu prends le virage vers le digital.

G.J. : C’était une résidence de quatre mois sur concours. Pour moi, c’était vraiment très important, pas seulement en termes de résultat. On a fait une pièce qui s’appelle « Quantum » qui a été pas mal été rediffusée et qui a eu du succès mais pour moi ce n’était pas le plus important. Les physiciens ce sont quand même des gens assez particuliers. Ils sont extrêmement précis, et en même temps c’est très abstrait ce qu’ils font. Et puis surtout ces gens avaient un sacré niveau, c’était pas des Prix Nobel, mais presque. Alors pour moi, danseur, qui n’est pas allé à l’université, qui n’a pas fait d’études littéraire ou scientifique. On peut se sentir un peu impressionné par ces éminences qui contiennent beaucoup de connaissances. Mais je me suis aperçu que moi aussi j’avais beaucoup de connaissance et qu’en fait autant ils étaient pointus dans leurs domaines, autant ils n’avaient aucune connaissance en danse particulièrement, ou même en art contemporaine. Les stratégies de création en art contemporain par exemple, ce sont des choses que les physiciens ignorent. Ce qui était intéressant avec eux, c’était plutôt d’écouter leurs stratégies de recherche et moi je leur expliqué les miennes et c’est là qu’on trouvait des points communs. L’un pouvait dire : « Je ne savais pas qu’un chorégraphe pouvait être si conceptuel » ou un autre « Je ne savais pas que la création pouvait être si technologique » ou encore « Je ne savais pas que vos équipes de danseurs sont très aguerries aux ordinateurs », etc. Il y a beaucoup d’idées préconçues. Ça m’a décomplexé et ça a beaucoup valorisé mon domaine et mon savoir. Je me suis rendu compte que je savais plein de trucs. Je ne suis absolument pas devenu un physicien mais je me suis aperçu que je pouvais aussi comprendre l’enveloppe et la direction générale sans entrer dans le détail. Ça aussi c’était une grande avancée, de ne plus être complexé par cette connaissance que je n’avais pas, parce que la connaissance elle se mesure à son propre domaine et ensuite c’est des échanges stratégiques.  

A.B. : Et puis tu apprends aussi beaucoup de leur domaine aussi en faisant ça. Tout d’un coup tu découvres un nouveau monde…

G.J. : Mais même au-delà de la matière, c’était surtout les échanges qui étaient intéressants.  Entre un chorégraphe et un physicien cantique on peut trouver des points communs et des choses à faire ensemble. Ça m’a beaucoup ouvert. Du coup, cette résidence au CERN était en 2012 et en 2016 j’ai réalisé un film en 3D qui s’intitule « Wumb ». La 3D est une technologie ancienne, aussi ancienne que la photographie, mais maintenant avec le digital on a vraiment des qualités incroyables de 3D. Pendant que je faisais ce film, j’ai découvert la capture de mouvements parce qu’il y avait un studio à Genève. Je suis allé voir ce que c’était et j’ai été assez surpris par ce qu’on pouvait faire, la capacité de capter le mouvement, de le reproduire en temps réel, ensuite de l’intégrer et de pouvoir mettre des casques VR pour voir un vrai personnage à taille réelle danser dans vrai espace et pouvoir se déplacer. J’ai décidé de faire une pièce avec la technologie de nos partenaires Artanim et la pièce a super bien marché. Elle s’appelait « VR I » (2017). C’est donc une pièce avec cinq spectateurs qui se voyaient sous forme d’avatars et pouvaient dialoguer entre eux. Ils étaient immergés dans un monde virtuel avec des danseurs de 35 mètres de haut dans différents espaces. C’était une pièce vraiment fascinante. C’était une expérience vraiment inédite. Ça n’existait pas. Ce sont des dispositifs innovants, et ça reste encore de l’ordre du fantasme. On veut rentrer dans le jeu vidéo, c’est un peu TRON avant l’heure. On s’est lancé là-dedans, la pièce a super bien marché, on a beaucoup diffusé. Et puis, on a été diffusé dans des festival comme au Festival de Sundance ou au Festival du film de Venise, c’est-à-dire dans des endroits où un chorégraphe n’aurait pas forcément été convié. Là c’était plutôt le côté VR et technologique qui nous a emmené dans ces endroits-là. Après on a enchainé, on a fait deux pièces en réalité augmentée. On s’est rendus en quatre ans deux fois à Sundance et deux fois à Venise avec trois projets différents. En quelques années, on s’est retrouvés être de gros producteurs de projets VR et d’être représentés dans des festival plus que n’importe quel autre réalisateur de film suisse. C’était quand même surprenant qu’un chorégraphe qui sort de rien se retrouve comme ça exposé. Ça nous a beaucoup ouvert, ça a rafraichi et renouvelé notre réseau.  On a rencontré plein de personnes nouvelles, des gens internationaux autour de la technologie et de l’industrie. Pour moi c’est aussi nouveau en tant que chorégraphe de côtoyer des gens de ces champs-là c’est-à-dire de la technologie et de la VR, parce qu’on n’est pas dans le show-business, on n’est pas dans le spectacle industriel. Ça m’a vraiment ouvert et rafraichi. En 2020, on présentait une pièce en réalité augmenté à Sundance au mois de janvier/février. On est rentrés en Suisse et on a commencé une création avec capture de mouvements et projections en temps réel sur scène. Un mois avant la première, le COVID est arrivé et on a abandonné. J’ai décidé immédiatement de passer au 100% digital. C’était pratique on avait un équipement et une certaine autonomie pour travailler dans le domaine. On a laissé tomber pour l’instant la scène. J’ai annulé la création en cours mais j’ai payé toute l’équipe jusqu’au bout. Et puis on a fait un virage 100% digital.

A.B. : Vous aviez déjà tout le studio équipé pour ?

G.J. : Une partie oui. On était en processus d’équiper le studio. Surtout j’ai toujours la même équipe depuis qu’on a fait « VR I ». C’était vraiment une décision relativement rapide de faire dévier ce projet chorégraphique pour la scène en un projet chorégraphique digital. Moi je ne considère pas que je fais un autre métier. C’est toujours le même métier, c’est juste le média qui change. Quand dans les années 60, les danseurs ont commencé à danser sur les toits de New York ou dans la rue, on a dit que ce n’était pas de la danse, par ce que la danse c’est dans un théâtre. Non. C’est de la danse. Maintenant n’importe quel festival a une pièce à l’extérieur ou sur un toit. Ça n’a rien d’extraordinaire et d’exceptionnel. Pour moi, le monde digital ce sont de nouveaux espaces à investir. Ce n’est pas du tout pour remplacer le live. La télévision n’a pas tué le cinéma. La radio n’a pas été tué par le cinéma. Chaque média qui arrive, est un nouveau qui s’ajoute aux possibilités. Alors ils sont un peu plus à la mode, un peu moins à la mode…

A.B. : Pour des nouveaux publics aussi, ça peut toucher différentes personnes.

G.J. : Pas forcément. Parce que finalement on va au cinéma pour regarder un film mais on regarde aussi un film à la télévision. On écoute la radio et on lit le journal. On fait un peu de tout. Alors après ça dépend des gouts. Moi je vais moins au cinéma, d’autres y vont plus. Disons que si on parle de l’histoire des médias, il ne faut pas craindre le remplacement d’un média par un autre. Il ne faut pas croire que la technologie va nous sauver des difficultés actuelles de la rediffusion et des présentations en direct. C’est autre chose qui est intéressant en pandémie et hors pandémie. C’est un domaine en soit qui se développe. La danse et la technologie c’est pas nouveau, l’art et la technologie c’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est que c’est beaucoup plus accessible, beaucoup plus rapide et beaucoup moins cher. Il y a beaucoup plus d’outils qu’avant. Avant, il fallait être très geek et très tech. Maintenant, je pense que c’est plus accessible. Et puis on trouve des collaborateurs. Il y a des nouveaux métiers qui commencent à arriver…

A.B. : Il y a des techniciens qui sont formés.

G.J. : Oui puis c’est pas forcément que des techniciens. Par exemple Tristan qui est notre artiste 3D, ce n’est pas un technicien mais c’est un spécialiste de la 3D. Il va construire des personnages, des univers, des objets, tout ça en 3D. Mais il y a aussi évidemment une partie artistique et technique. Nous on doit vraiment créer un contexte où c’est l’artistique qui mène notre projet et pas la technique. Ça implique un dialogue et même un nouveau vocabulaire à inventer et une formation. Ils n’ont pas forcément la culture de la culture. Ils sont une culture plutôt jeu vidéo, du show buise ou de la pub, etc. mais pas forcément des gens qui ont vu beaucoup de danse ou qui connaissent l’art contemporain. Par exemple, Tristan il est très au point sur ce qui est l’art classique mais dans sa formation il n’a pas étudié l’art contemporain.  Alors que nous ça nous intéresse beaucoup, parce que les stratégies des artistes contemporains ressemblent beaucoup à nos stratégies qui sont quand même conceptuelles. Mais c’est ça qui est intéressant et ça nous permet d’évoluer.

couloir-salle-modable-840x473.jpg

“Pour moi, le monde digital ce sont de nouveaux espaces à investir.”

A.B. : On a l’impression que tu t’éclates en créant ces nouveaux espaces. Il y a une liberté totale.

G.J. : Alors on s’amuse, c’est vrai qu’il y a quelque chose d’assez fascinant, d’assez excitant, presque magique. Après, on est passé un niveau supérieur quand on a commencé à collecter à distance. On fait de la capture de mouvements de danseurs à distance et on réunit des danseurs qui sont dans différents endroits dans le monde dans un même espace virtuel en temps réel. C’était pour nous une énorme avancée quand on a commencé à développer ce genre de technologie. Ça nous ouvre des possibilités surprenantes de collaborations. Pour le festival de Venise on fait un spectacle avec une danseuse qui est à Bangalore, une autre à Melbourne et trois danseurs qui sont à Genève et ils dansent ensemble tous les cinq dans le spectacle. Les gens le savent mais ça ne se voit pas distinctement. L’autre jour, j’ai rencontré une danseuse à Hong Kong que j’ai découvert sur Instagram qui a un système de capture de mouvements, je l’ai contactée, on va la branchée et elle va se connecter avec nous. On l’invite à une répétition de notre projet virtuel. Elle va être avec nous dans l’espace et on va commencer à faire des collaborations avec. C’est surprenant de se dire qu’on peut travailler avec une danseuse chinoise à Hong Kong mais depuis Hong Kong. Alors qu’avant j’aurais pu la rencontrer, l’inviter, lui proposer de passer du temps ici et nous connaitre. Ça se faisait déjà mais là il y a quelque chose d’assez fascinant de se connecter en temps réel. Il y a même une sensation étrange de cette encontre d’avatar virtuel, de son corps virtuel qui rencontre un autre avatar, d’interagir et de danser ensemble en immatériel.

A.B. : Justement le rapport au corps en tant que danseur, sans le toucher et sans sentir l’autre personne qui danse avec toi, comment ça se passe dans ce monde virtuel ?

G.J. : Les danseurs sont des artistes du mouvement, c’est-à-dire qu’ils ont une maitrise du mouvement. La danse c’est un langage, c’est pas une sensation, c’est d’abord un langage. Comme n’importe quelle langue il y a un vocabulaire, une grammaire. Ça dépend du style de danse et du genre de projet qu’on va faire, donc on va mettre en place la grammaire et le lexique du projet. Donc les danseurs ont l’habitude finalement de se mettre à disposition. Le danseur contemporain est très flexible et ouvert à toutes sortes de choses très variées comme par exemple devoir danser nu sur scène. Ils sont habitués à intégrer. Pour eux, ce qui est compliqué c’est que dès qu’on est dans la technologie, il y a des temps d’attente qui sont un peu longs, parfois c’est plus difficile de mettre son corps en action parce qu’il y a tous les capteurs, il faut calibrer, c’est tout un micmac à installer dont on n’a pas besoin dans un studio normal. Après ils ont une phase d’apprentissage du dispositif, apprendre à voir comment il réagit en temps réel, voir ce qu’il peut faire, voir ce qui marche, voir ce qui ne marche pas. Finalement, il considère la tâche pour ce qu’elle est, surtout moi la manière dont j’envisage la danse, c’est très « task based », c’est-à-dire comme des tâches à accomplir. On explique ce qu’il faut faire et après c’est eux qui font. Puis après pour eux c’est fun aussi. Par exemple, l’autre jour on a fait une collaboration avec un groupe en Argentine avec deux danseuses sur scène qui étaient sous capture de mouvements projetés sur des écrans. Suzana ici était capturée dans le studio. On envoie les données à Buenos Aires où elle apparait avec les danseuses sur l’écran en direct. On a dansé en direct à 1h du matin et à 20h chez eux. On a fait notre représentation devant du public à Buenos Aires parce que chez eux, à l’inverse de chez nous, les théâtres sont ouverts. Sauf qu’on n’a pas rencontré le public et quand on a terminé on se dit au revoir. Il n’y a pas l’après, il n’y a pas la discussion avec les collègues, ni le fait d’aller boire un coup avec l’équipe. C’est assez étrange, mais en même temps c’est aussi un peu fascinant d’avoir cette possibilité en 2021 alors qu’en 2018 ce n’était pas encore tout à fait possible. On est vraiment dans une immédiateté de possibles.

A.B. : Oui et puis comme tu as déjà dit, ça ne va pas remplacer ce que vous faisiez avant.

G.J. : C’est de nouveaux espaces et puis surtout c’est de nouveaux endroits où présenter de la danse. C’est quelque chose que l’on doit valoriser parce que par exemple quand on fait un film 3D, on le présente dans les Festival de cinéma et dans des salles de cinéma. Quand on fait en réalité augmentée on donne la possibilité aux gens de poser des danses n’importe où dans n’importe quel espace. Quand on fait de la VR on donne la possibilité aux gens de vivre une expérience immersive inédite. Ce sont des nouveaux espaces qui accèdent à des publics différents, qui sont intéressés par la VR ou qui vont dans des Festivals de cinéma. La danse contemporaine n’est pas narrative, la plupart du temps, mais elle porte du sens, le mouvement, l’espace, le corps dans l’espace, l’espace entre les corps, la relation entre les corps, c’est ça qui porte le sens, c’est subjectif. Ce qu’on a remarqué c’est que dans les dispositifs de réalité virtuelle par exemple ça marchait très bien. Beaucoup mieux d’ailleurs qu’une narration traditionnelle. Par exemple une voix off dans une expérience en VR est souvent très dérangeante, c’est comme visiter un musée avec un audioguide. Il faut choisir : j’écoute l’audioguide ou je me mets dans l’œuvre ? Dans la danse, les spécialistes du temps réel, c’est-à-dire les chorégraphes, ceux qui font la mise en scène et les performeurs, sont assez à l’aise avec des espaces où le spectateur est dans une situation de temps réel, parce qu’on a l’habitude de gérer le temps réel du spectateur en relation avec le nôtre. On arrive au théâtre à 20h, il y a un entracte ou pas, il y a un changement de décor à vue ou pas, on fait attendre les gens 5 minutes, 10 minutes, on rentre dans la salle les acteurs sont en jeu ou pas, on fait un noir, on ouvre le rideau, on ferme le rideau, etc. Tout ça c’est toutes sortes d’éléments que nous on utilise en tant que directeur ou directrice de projet, ce sont nos outils.  On n’y pense pas mais on le fait tout le temps et on est très à l’aise avec l’idée de diriger le regard. Au cinéma, en tant que cinéaste je partage mon regard avec le spectateur donc je force son regard. Par exemple, je lui montre que la vie c’est un gros œil qui fait 4 mètres de large alors qu’en VR je mets le spectateur dans l’espace et c’est lui qui va décider s’il s’approche de toi ou s’il veut rester à distance. Et on retrouve la même chose dans le spectacle vivant, c’est-à-dire qu’on ne peut pas forcer un spectateur à regarder la pièce. Il peut regarder ailleurs, il peut s’intéresser à un détail dans un coin de la scène. Alors qu’au cinéma, c’est plus difficile d’échapper au choix d’image. Donc on est assez à l’aise en fait. C’est aussi pour ça qu’on pense qu’on doit partager notre dispositif et nos connaissances et les mettre à disposition d’autres artistes qui seraient intéressés mais qui seraient peut-être un petit peu impressionnés surtout vis-à-vis de l’aspect technologique ou des coûts. Surtout par où commencer ? Pour nous c’était ça la plus grosse question : qu’est-ce qu’on fait en premier ? Moi je sais ce qu’on doit faire en premier pour faire un spectacle, mais pour faire une pièce en VR par contre je sais pas. Il n’y a pas non plus d’exemple, donc on a dû un peu inventer. On a mis en place un pipeline de production maintenant et des outils donc on commence à s’ouvrir un petit peu plus vers l’extérieur pour donner la possibilité à des gens de…

A.B. : Tu veux dire que tu ouvres ton studio à d’autres pratiques artistiques pour échanger avec eux ? 

G.J. : C’est toujours du point de vue des arts du spectacle a priori, c’est ça qui nous intéresse. Donc on va plutôt aller chercher des gens qui viennent des arts du spectacle, de la danse en particulier. Comme on est associés avec la Comédie sur ce projet de comédie virtuelle, la modélisation du Théâtre de la Comédie, le lieu existe, on a un lieu virtuel et maintenant notre mission c’est de le faire vivre en invitant des spectacles et des projets en temps réel.

A.B. : Donc tu fais vivre la Comédie de manière virtuelle avec ces avatars, des personnages, des animaux qui se baladent, et l’idée c’est d’avoir aussi d’autres performeurs faire la même chose dans ces espaces ?

G.J. : C’est ça. D’ailleurs on va le faire au mois de juin, on a une nouvelle version du spectacle virtuel qu’on a présenté à Venise, on va le terminer parce qu’on l’avait fait un peu vite, et puis il y aura aussi d’autres danseurs invités qui apparaitront dans différents endroits de la Comédie en temps réel.

A.B. : Est-ce que c’est important pour toi de transmettre ?

G.J. : Alors disons que moi plutôt que « transmission » je pense plus à « partage de ressources ». Il me semble que ça fait partie de mon métier de partager mes ressources. Si on parle du Mali, du Sénégal et aussi du Mozambique, on accompagne nos tournées par des ateliers et des moments de partage. J’ai toujours voulu aller un petit peu plus loin en essayant de réfléchir à des outils qui puissent vraiment servir pour renforcer les structures et les artistes sur place. Je n’ai jamais été très à l’aise avec le fait d’arriver dans une tournée dans n’importe quel pays et de donner une masterclass devant 20 ou 30 gaillards. Je dis « gaillards » parce qu’en Afrique c’est surtout des garçons qui dansent. Il y a peu de filles qui dansent. C’est exactement la proportion inversée d’ici. C’est parfois un peu fabriqué, ça rentre dans les cases un peu des « soutiens » et des « aides ». J’ai essayé un peu de changer ce genre de rapports. Plutôt de proposer des projets où on travaille ensemble, de les faire venir ici, d’avoir un rapport qui est plus dans l’échange. Et puis maintenant avec la technologie, l’idée c’est de faire un petit peu la même chose, c’est-à-dire de créer un centre de ressources et de structurer un peu tout ça pour pouvoir accueillir des gens. Un thème intéressant c’est celui de la transition numérique. Quand on parle de l’Afrique et de certains pays des Sud, on se retrouve dans des problématiques de fracture numérique. On est avec des technologies assez avancées, assez couteuses et aussi qui demandent de la formation. La fracture numérique là pose vraiment un problème.

A.B. : Tu veux dire l’accès à ces sources ?

G.J. : C’est pas que l’accès au matériel, c’est aussi à la connaissance et à la formation. Déjà si on ne parle pas l’anglais dans ce genre de domaine c’est difficile. C’est aussi bête que ça. Il y a toutes sortes de barrière. On les a déjà ici mais plus on descend dans des pays qui ont moins de ressources, plus ça devient difficile. On se pose des questions aussi par rapport à ça. Comment on peut continuer à faire des choses, mais avec des choses qui soient peut-être un peu plus adaptées. Parce que ça sert à rien d’aller en Afrique, faire un stage de capture de mouvement, leur flasher notre technologie et nos ordinateurs et nos machins, puis rentrer. Qu’est-ce qu’ils leur restent ? Ils n’ont même pas les équipements derrière pour en faire quelque chose, ou ils n’ont juste pas la formation nécessaire.

A.B. : Et ce serait quoi ton rêve ? De connecter tous les continents dans un même monde digital ?

G.J. : Non. J’ai pas vraiment de rêve. Juste pour le moment, nous on trouve que c’est fascinant. On pense que ce sont vraiment de nouveaux espaces à investir. Les possibilités actuelles nous le permettent. Il y a toutes sortes de choses qui sont intéressantes. Hier je parlais avec nos amis argentins qui disaient : « Ah bah tiens, moi je vais aller faire de la capture de mouvements d’une danse Mapuche, une danse indigène, pour une anthropologue, en caméra volumétrique. » La « capture de mouvements », ça veut bien dire ce que ça veut dire, on va aller capturer un mouvement original d’une danse oubliée au fin fond d’une vallée dans les Andes, comme on peut faire un truc commercial. Il y a des jeunes qui font des battles Hip-Hop en VR. Ils sont connectés avec un système VR chez eux et il se retrouvent ensemble dans des espaces virtuels pour faire des battles. Ça ce sont des choses qui existent et pour le moment c’est niche évidemment, il y a peu de gens qui font ça, mais à terme évidemment, tout le monde pourra le faire. D’ailleurs, la pandémie nous a montré qu’on pouvait faire plein de choses qu’on pensait ne pas pouvoir faire. Même moi qui suis pourtant assez geek, je ne savais pas ce qu’était Zoom. Il n’y a pas beaucoup d’opportunités de cette crise mais ça s’en est une. La formation accélérée de la population générale aux dispositifs technologiques, à la communication, à l’idée de travailler en réseau par exemple. Il y a plein de choses que l’on peut faire à distance. Nous ce qui nous intéresse, c’est pas seulement le résultat, mais c’est l’outil collaboratif. On peut faire un projet réel, on va se voir en réel. On peut faire énormément de choses à distance, ce qui nous éviterait des voyages inutiles. Il y a les questions écologiques et de durabilité qui nous intéresse, mais il n’y a pas que ça. Il y a le temps que ça prend, l’argent que ça coûte, les ressources qui sont dépensées, etc. pour finalement financer des compagnies d’aviation alors qu’on pourrait faire autre chose avec cet argent.

A.B : Merci beaucoup pour ton temps. RDV à la nouvelle Comédie de Genève pour découvrir ces nouveaux espaces virtuels.

IMG_4827.jpg
IMG_4811.jpg
IMG_4814.jpg
IMG_4820.jpg

Production. Laurent Vonlanthen (Kitchen Studio)

Music. Matteo Locasciulli (Alba Musique)

Transcript. Cosima Alié

Previous
Previous

I.6

Next
Next

I.4