I.5
Avec Gilles Jobin nous parlons d’espace, de mouvement et de nouveau langage.
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Anna Beaujolin : Aujourd’hui on va parler d’espace, de mouvement et de nouveau langage. Mon invité est Gilles Jobin, chorégraphe, danseur, cinéaste et directeur artistique de la compagnie de danse qui porte son nom. Il est passé de corp nu sur scène à des avatars dans des mondes virtuels où les échelles et les enveloppes corporelles s’affranchissent des lois de la physique. Il va nous raconte comment il repousse les frontières grâce au digital et sa fascination pour le virtuel. Bonjour Gille Jobin,
Gilles Jobin : Bonjour.
A.B. : Tu as grandi dans une famille d’artistes et j’ai envie de te demander ton premier souvenir de danse ?
G.J. : Le premier souvenir dont je me souvienne et qui m’a donné envie de faire de la danse c’est en regardant « Hair » qui m’avait complètement fasciné avec cette espèce de liberté des danseurs qui se mettaient à danser sur les tables. J’ai trouvé ça génial. J’avais envie de faire ça. A la base, je voulais être comédien, parce que la danse c’était pas quelque chose que je connaissais. C’est mes parents qui m’ont recommandé de faire de la danse parce que si je voulais être comédien, ils m’ont dit que ce serait bien que je fasse un peu de danse. C’est en prenant des cours de danse à Lausanne que j’ai découvert la danse contemporaine et j’ai tout de suite accroché. D’abord j’ai fait une formation un peu à droite à gauche, comme ça se faisait à l’époque. Et puis à Cannes pendant deux ans au centre Rosella Heightower qui est une école de danse classique privée. J’avais une bourse et j’ai pu acquérir de la technique. A l’époque on n’avait pas vraiment le choix, le classique c’était un passage obligé si on voulait acquérir un peu de technique. Après je suis revenu à Genève où j’ai travaillé pendant deux ans à l’école de danse de Genève qui était dans ce même bâtiment d’ailleurs à l’époque. J’ai été au ballet junior et puis j’ai rapidement commencé à travailler comme danseur interprète pendant une dizaine d’années. Par la suite, avec un groupe on a repris le Théâtre de l’Usine à Genève et on a commencé à faire de la programmation. On a programmé les chorégraphes « nouvelle tendance » à l’époque, on parle de 93/94. C’est là où j’ai commencé à faire mes premières pièces. J’ai rencontré La Ribot. Je suis parti habiter avec elle à Madrid et de là, on est partis à Londres. Elle en avait marre de l’Espagne et moi j’en avais marre de la Suisse et elle avait des plans à Londres. On s’est installés là-bas, on avait un petit enfant qui venait juste de naitre et on y a vécu une dizaine d’années avant de revenir en Suisse en 2004.
A.B. : C’était comment les années 90 à Londres ?
G.J. : C’était fin années 90, de 97 à 2004. Londres fait partie de ces grandes villes qui changent beaucoup. Nous on habitait à Hackney par exemple qui était considéré comme un quartier un peu éloigné, pas tout à fait connecté. Et puis j’y suis retourné récemment et le parc en face de chez nous c’était devenu le festival de Woodstock. C’était complètement gentrifié. Je pense qu’on a également une part de responsabilité dans cette gentrification parce qu’on est partis et ce sont d’autres gens qui se sont s’installés. Ce que j’aimais bien à Londres c’est que c’est une ville avec tellement de croisements avec tellement de choses qui s’y passent que même si on n’y assiste pas, on est au courant. Les expos qu’on voit pas mais on en entend parler, les spectacles qu’on n’a pas vu on en entend parler, la musique on l’entend elle est partout même si on ne va pas voir les concerts. Il y a une modernité. Dans ces grandes villes tout est plus important. Un groupe quand il va jouer à Londres, il fait un effort spécial c’est souvent une version augmentée, les expositions elles sont méga. Tout est plus important. Alors qu’ici en Suisse et dans la plupart des villes du reste du monde, on reçoit un petit peu ce qui a été filtré de ces gros événements. Moi c’est ça que je trouvais vraiment fascinant. Après, la qualité de vie dans la ville est assez difficile. C’est une ville qui est énorme et extrêmement chère. A l’époque c’était beaucoup plus cher que maintenant. On y était vraiment au moment où la Livre était au plus haut. Les conditions de soutient pour la danse sont pas faciles. La danse contemporaine en Angleterre c’est pas non plus la danse la plus excitante du monde. La scène, en tout cas à l’époque, n’était pas la plus intéressante. On était beaucoup plus sur une scène internationale, plutôt européenne.
A.B. : C’est où la scène contemporaine internationale pour la danse contemporaine ?
G.J. : Elle était éclatée justement. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. C’était le début d’Internet tel qu’on le connait maintenant. C’était le début des voyages low-cost. Ça veut dire que les gens s’installaient un petit peu où ils voulaient. On voyageait très facilement pour pas grand-chose. Il y a eu beaucoup de mouvements, beaucoup de festivals qui se sont créés dans des zones avec peu de moyens. Tout d’un coup grâce à des vols bon marché pour avoir des compagnies internationales, il y a eu un grand mouvement. C’était très délocalisé. Ça ne se passait pas à Paris ni à Berlin, mais ça se passait partout de manière éparpillée et connectée. Je pense qu’on est peut-être la première génération de chorégraphes connectée au-delà des frontières. Bon évidemment, maintenant ça s’est encore amplifié. La société a changé aussi. Des choses qui étaient de l’ordre de la science-fiction quand moi j’avais 16/17 ans sont aujourd’hui tout à fait habituelles.
“Remettre en question la notion de mouvement, ne pas forcément l’associer à de la virtuosité. Le mouvement ça peut être simplement un corps qui respire. Un corps qui réfléchit c’est un corps en mouvement.”
A.B. : Est-ce que c’est là où ça t’a donné envie de collaborer avec des disciplines complètement différentes ?
G.J. : Je m’intéressais évidemment aux arts visuels, aux performeurs – c’est-à-dire aux visuels qui font de la performance parce que je trouvais qu’ils n’étaient pas dans la représentation mais dans l’action, et je trouvais que la danse c’était beaucoup dans la représentation et pas assez dans l’action. Je me suis beaucoup inspiré par exemple des gestes d’actions en demandant aux danseurs de penser à ce qu’ils allaient faire, dans une sorte de dialogue interne avec leurs mouvements. Du coup, ils ne sont pas des exécutants mais ils se racontent une histoire interne et c’est ça qu’on voit à l’extérieur. J’ai toujours été ouvert à d’autres domaines, parce que je pense que la chorégraphie même en danse contemporaine a des zones où elle se bloque. Il y a des avancées et puis ça stagne, ça stagne, ça stagne. Il faut qu’il y ait vraiment des choses très différentes. Nous on est arrivés après une période de gros spectacles avec de grands décors, beaucoup de danseurs, de grosses machines et je crois qu’il y a eu une envie vraiment de faire des choses simples, d’où la nudité, presque pas de costume, pratiquement pas de lumière. Des choses simples, faciles à diffuser et facile à voyager. Aussi remettre en question la notion de mouvement, c’est-à-dire pas forcément de l’associer à de la virtuosité. Le mouvement ça peut être simplement un corps qui respire. Un corps qui réfléchit c’est un corps en mouvement. On veut voir des corps pensants, on ne veut pas voir des corps exécutant. Du coup on va chercher un petit peu partout où ça se passe et pas forcément dans l’histoire de la danse.
A.B. : C’est plus des interprètes de la danse contemporaine que des techniciens ?
G.J. : Non, non. Les danseurs classiques aussi sont des interprètes. C’est la même différence qu’un musicien classique et un musicien rock, c’est-à-dire que les musiciens rock font partis du groupe, ils créent leur propre partition. Je pense que les interprètes en danse contemporaine sont plus participatifs dans la fabrication de leur partition, qu’elle soit improvisée ou réglée. On ne peut pas parler de manière générale parce qu’il y a autant de variantes et de méthodes de travail, mais globalement on peut dire que les danseurs contemporains sont plus impliqués dans le processus créatif.
A.B. : Justement, la part de liberté que tu donnes à tes danseurs dans ce processus créatif, vous construisez ensemble la partition ?
G.J. : C’est vrai que pendant longtemps et encore maintenant, j’utilise des systèmes, presque comme des règles du jeu, c’est-à-dire que je vais enseigner à l’équipe aux danseurs les principes et après c’est eux qui vont jouer avec le dispositif. C’est un peu comme le football. C’est un jeu finalement très simple, avec une douzaine de règles, qu’il ne faut pas prendre la balle avec la main mais taper avec le pied, c’est bon on peut jouer. Après évidemment plus ou moins bien selon notre niveau et notre organisation. On va dire que le football ce n’est pas de l’improvisation mais il faut être réactif et créatif sur le moment et dans l’action dans un cadre prédéfini. Pour la danse, ce n’est pas moi qui l’aie inventé, ce sont des techniques postmodernes de composition. Je les ai adaptées à ma sauce et à ma compréhension.
A.B. Ton expériences aux CERN où justement vous avez réuni l’art et la science dans un milieu pluridisciplinaire, et après en 2015, c’est quand tu prends le virage vers le digital.
G.J. : C’était une résidence de quatre mois sur concours. Pour moi, c’était vraiment très important, pas seulement en termes de résultat. On a fait une pièce qui s’appelle « Quantum » qui a été pas mal été rediffusée et qui a eu du succès mais pour moi ce n’était pas le plus important. Les physiciens ce sont quand même des gens assez particuliers. Ils sont extrêmement précis, et en même temps c’est très abstrait ce qu’ils font. Et puis surtout ces gens avaient un sacré niveau, c’était pas des Prix Nobel, mais presque. Alors pour moi, danseur, qui n’est pas allé à l’université, qui n’a pas fait d’études littéraire ou scientifique. On peut se sentir un peu impressionné par ces éminences qui contiennent beaucoup de connaissances. Mais je me suis aperçu que moi aussi j’avais beaucoup de connaissance et qu’en fait autant ils étaient pointus dans leurs domaines, autant ils n’avaient aucune connaissance en danse particulièrement, ou même en art contemporaine. Les stratégies de création en art contemporain par exemple, ce sont des choses que les physiciens ignorent. Ce qui était intéressant avec eux, c’était plutôt d’écouter leurs stratégies de recherche et moi je leur expliqué les miennes et c’est là qu’on trouvait des points communs. L’un pouvait dire : « Je ne savais pas qu’un chorégraphe pouvait être si conceptuel » ou un autre « Je ne savais pas que la création pouvait être si technologique » ou encore « Je ne savais pas que vos équipes de danseurs sont très aguerries aux ordinateurs », etc. Il y a beaucoup d’idées préconçues. Ça m’a décomplexé et ça a beaucoup valorisé mon domaine et mon savoir. Je me suis rendu compte que je savais plein de trucs. Je ne suis absolument pas devenu un physicien mais je me suis aperçu que je pouvais aussi comprendre l’enveloppe et la direction générale sans entrer dans le détail. Ça aussi c’était une grande avancée, de ne plus être complexé par cette connaissance que je n’avais pas, parce que la connaissance elle se mesure à son propre domaine et ensuite c’est des échanges stratégiques.
A.B. : Et puis tu apprends aussi beaucoup de leur domaine aussi en faisant ça. Tout d’un coup tu découvres un nouveau monde…
G.J. : Mais même au-delà de la matière, c’était surtout les échanges qui étaient intéressants. Entre un chorégraphe et un physicien cantique on peut trouver des points communs et des choses à faire ensemble. Ça m’a beaucoup ouvert. Du coup, cette résidence au CERN était en 2012 et en 2016 j’ai réalisé un film en 3D qui s’intitule « Wumb ». La 3D est une technologie ancienne, aussi ancienne que la photographie, mais maintenant avec le digital on a vraiment des qualités incroyables de 3D. Pendant que je faisais ce film, j’ai découvert la capture de mouvements parce qu’il y avait un studio à Genève. Je suis allé voir ce que c’était et j’ai été assez surpris par ce qu’on pouvait faire, la capacité de capter le mouvement, de le reproduire en temps réel, ensuite de l’intégrer et de pouvoir mettre des casques VR pour voir un vrai personnage à taille réelle danser dans vrai espace et pouvoir se déplacer. J’ai décidé de faire une pièce avec la technologie de nos partenaires Artanim et la pièce a super bien marché. Elle s’appelait « VR I » (2017). C’est donc une pièce avec cinq spectateurs qui se voyaient sous forme d’avatars et pouvaient dialoguer entre eux. Ils étaient immergés dans un monde virtuel avec des danseurs de 35 mètres de haut dans différents espaces. C’était une pièce vraiment fascinante. C’était une expérience vraiment inédite. Ça n’existait pas. Ce sont des dispositifs innovants, et ça reste encore de l’ordre du fantasme. On veut rentrer dans le jeu vidéo, c’est un peu TRON avant l’heure. On s’est lancé là-dedans, la pièce a super bien marché, on a beaucoup diffusé. Et puis, on a été diffusé dans des festival comme au Festival de Sundance ou au Festival du film de Venise, c’est-à-dire dans des endroits où un chorégraphe n’aurait pas forcément été convié. Là c’était plutôt le côté VR et technologique qui nous a emmené dans ces endroits-là. Après on a enchainé, on a fait deux pièces en réalité augmentée. On s’est rendus en quatre ans deux fois à Sundance et deux fois à Venise avec trois projets différents. En quelques années, on s’est retrouvés être de gros producteurs de projets VR et d’être représentés dans des festival plus que n’importe quel autre réalisateur de film suisse. C’était quand même surprenant qu’un chorégraphe qui sort de rien se retrouve comme ça exposé. Ça nous a beaucoup ouvert, ça a rafraichi et renouvelé notre réseau. On a rencontré plein de personnes nouvelles, des gens internationaux autour de la technologie et de l’industrie. Pour moi c’est aussi nouveau en tant que chorégraphe de côtoyer des gens de ces champs-là c’est-à-dire de la technologie et de la VR, parce qu’on n’est pas dans le show-business, on n’est pas dans le spectacle industriel. Ça m’a vraiment ouvert et rafraichi. En 2020, on présentait une pièce en réalité augmenté à Sundance au mois de janvier/février. On est rentrés en Suisse et on a commencé une création avec capture de mouvements et projections en temps réel sur scène. Un mois avant la première, le COVID est arrivé et on a abandonné. J’ai décidé immédiatement de passer au 100% digital. C’était pratique on avait un équipement et une certaine autonomie pour travailler dans le domaine. On a laissé tomber pour l’instant la scène. J’ai annulé la création en cours mais j’ai payé toute l’équipe jusqu’au bout. Et puis on a fait un virage 100% digital.
A.B. : Vous aviez déjà tout le studio équipé pour ?
G.J. : Une partie oui. On était en processus d’équiper le studio. Surtout j’ai toujours la même équipe depuis qu’on a fait « VR I ». C’était vraiment une décision relativement rapide de faire dévier ce projet chorégraphique pour la scène en un projet chorégraphique digital. Moi je ne considère pas que je fais un autre métier. C’est toujours le même métier, c’est juste le média qui change. Quand dans les années 60, les danseurs ont commencé à danser sur les toits de New York ou dans la rue, on a dit que ce n’était pas de la danse, par ce que la danse c’est dans un théâtre. Non. C’est de la danse. Maintenant n’importe quel festival a une pièce à l’extérieur ou sur un toit. Ça n’a rien d’extraordinaire et d’exceptionnel. Pour moi, le monde digital ce sont de nouveaux espaces à investir. Ce n’est pas du tout pour remplacer le live. La télévision n’a pas tué le cinéma. La radio n’a pas été tué par le cinéma. Chaque média qui arrive, est un nouveau qui s’ajoute aux possibilités. Alors ils sont un peu plus à la mode, un peu moins à la mode…
A.B. : Pour des nouveaux publics aussi, ça peut toucher différentes personnes.
G.J. : Pas forcément. Parce que finalement on va au cinéma pour regarder un film mais on regarde aussi un film à la télévision. On écoute la radio et on lit le journal. On fait un peu de tout. Alors après ça dépend des gouts. Moi je vais moins au cinéma, d’autres y vont plus. Disons que si on parle de l’histoire des médias, il ne faut pas craindre le remplacement d’un média par un autre. Il ne faut pas croire que la technologie va nous sauver des difficultés actuelles de la rediffusion et des présentations en direct. C’est autre chose qui est intéressant en pandémie et hors pandémie. C’est un domaine en soit qui se développe. La danse et la technologie c’est pas nouveau, l’art et la technologie c’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est que c’est beaucoup plus accessible, beaucoup plus rapide et beaucoup moins cher. Il y a beaucoup plus d’outils qu’avant. Avant, il fallait être très geek et très tech. Maintenant, je pense que c’est plus accessible. Et puis on trouve des collaborateurs. Il y a des nouveaux métiers qui commencent à arriver…
A.B. : Il y a des techniciens qui sont formés.
G.J. : Oui puis c’est pas forcément que des techniciens. Par exemple Tristan qui est notre artiste 3D, ce n’est pas un technicien mais c’est un spécialiste de la 3D. Il va construire des personnages, des univers, des objets, tout ça en 3D. Mais il y a aussi évidemment une partie artistique et technique. Nous on doit vraiment créer un contexte où c’est l’artistique qui mène notre projet et pas la technique. Ça implique un dialogue et même un nouveau vocabulaire à inventer et une formation. Ils n’ont pas forcément la culture de la culture. Ils sont une culture plutôt jeu vidéo, du show buise ou de la pub, etc. mais pas forcément des gens qui ont vu beaucoup de danse ou qui connaissent l’art contemporain. Par exemple, Tristan il est très au point sur ce qui est l’art classique mais dans sa formation il n’a pas étudié l’art contemporain. Alors que nous ça nous intéresse beaucoup, parce que les stratégies des artistes contemporains ressemblent beaucoup à nos stratégies qui sont quand même conceptuelles. Mais c’est ça qui est intéressant et ça nous permet d’évoluer.
“Pour moi, le monde digital ce sont de nouveaux espaces à investir.”